dimanche 7 octobre 2012

Philosophie et Bonheur

Conférence donnée en 2010 au Centre Culturel et d'Etude Edmond Fleg, Paris VIe Arrondissement.



Tout homme a une certaine idée plus ou moins précise de son Bonheur, parfois même de celui de son prochain. Être heureux, accéder à sa représentation du Bonheur, est ce que chacun Désire le plus chèrement, non en vue d'une autre chose, comme le Désir d'argent ou de luxe qui sont moyens de vivre certains plaisirs. L'aspiration au Bonheur est qualifiable d'entéléchie, en soi et pour soi, à la fois cause initiale et cause finale !

 
Ainsi, le Désir du Bonheur n'est guère modal comme il en est des autres Désirs, mais relève d'une ipséité, d'une auto-finalité. Il est ce Désirable absolu, cette ultime satisfaction vers laquelle tend toute autre quête de satiété. Le Bonheur est ce but sans but (cette fin dépourvue de finalité), ce contentement sans dividende, sans reste. Aristote dans Éthique à Nicomaque le nommait : « Souverain Bien. ».

Cela dit, une telle définition, explique aisément que les Hommes s'entendent si bien sur le mot et pourtant si peu sur la chose. Le Bonheur est-il donc seulement un digne mot ou une concrète chose ? Et s'il n'est ni l'un, ni l'autre, comment l'atteindre ?

 
Quoi qu'il en soit de sa réalité, cette fin est l'enjeu de tout choix, de toute action. Le Bonheur est ce pour quoi nous accomplissons tout ce qui n'est pas lui. Il n'est donc ni modal ni instrumental, ce qui implique étrangement qu'il ne sert à rien, néanmoins servant métaphysiquement l'appétence perfectionniste de l'âme. Sans lui, nous ne pourrions espérer en finir avec la question du Désir, choisissant indéfiniment une chose en vue d'une autre, rendant ainsi tout objet de Désir volatile, sempiternellement, vain et futile. Cette poursuite sans repos des plaisirs nous en éloignerait sans cesse : devenu sorte d'horizon absurde nous transformant tous en Don Quichotte existentiel.

D'ailleurs, il suffit de penser au Bonheur pour constater son indéfectible absence et si d'emblée, il eût été présence, serions-nous là, en train de le philosopher, de le filer comme le fit Ariane, dans le labyrinthe de nos avatars et vicissitudes ? Aussi, le raisonner, le penser, entretenir son idée, c'est tâcher d'affaiblir ce minotauresque dévorateur de vie ou d'arraisonner ce piratique malheur pour mieux panser les plaies purulentes de l'esprit et du corps mûrissants. La philosophie, dissidente d'Hadès, se veut être médecine de l'âme et prodiguer, loin du Tartare, quelques soins au Sisyphe qui s'épuise en chacun de nous.

 

Il apparaît dès lors que philosopher le Bonheur est tentative de com-penser le manque que nous révèle sa quête. Telle est du moins l'intuition poursuivie par Platon dans Le Banquet. A sa suite, le stoïcien Sénèque précisa en son ouvrage De la Tranquillité de l'Âme que : « La philosophie enseigne à faire, non à dire. ». Il y déclara :  « Vide est le discours du philosophe s'il ne contribue point à guérir la maladie de l'âme. », tant il est vrai qu'il est si mal à dire et  tellement meilleur de le gai rire...

De toute façon, le Bonheur n'est pas encore, sa triste et ludique nature est d'être à venir. Platon le remarque très justement : « On Désire non la santé ou la richesse qu'on a, mais leur continuation que l'on n'a pas. ». Par conséquent, tout Désir est Désir d'absence...

 

Inextricable écueil où nous agrippe le Désir d'être heureux puisque ce Désir, plus que tout autre, est manque, et même inévitablement manquement. L'acte manqué du Bonheur est expression de son refoulement, de sa rétent(s)ion (par le Sur moi culpabilisateur). Nous manquons toujours de ce dont nous Désirons, puisqu'on ne peut jamais Désirer ce que nous avons. Ce processus elliptique de ratage nous condamne à la souffrance, car dès que nous obtenons satisfaction du manque, nous ne Désirons plus alors que subrepticement la tristesse, la morosité prend aisément place d'une satiété aussitôt évincée. Post coïtum animal triste, film de Brigitte Rouan.

Sartre dans L'Être et le Néant ne se prive de nous en angoisser lorsqu'il écrit : « Le Désir est manque d'être, il est hanté en son être le plus intime par l'être dont il est Désir. ». Si nous sommes ainsi possédés par le diable objet insatisfiable du Désir, il nous faudra combattre la dislocation psychique dont il nous menace ! Seule une réflexion exhortant à la libération, ne procurant aucune grâce à tous ces fantômes qui, tels des dibouks harcèlent nos corps pour incarner leurs hantises, peut nous en exorciser.

 

Mais avant cette heure, comble du tourment, puisque le Bonheur nous manque quand nous souffrons et que nous nous ennuyons quand nous ne souffrons plus. La souffrance est le manque du Bonheur, l'ennui son absence ! L'être humain aurait donc bien du plaisir à souffrir et souffre ainsi de ne pouvoir garantir l'épreuve renouvelée du plaisir. Sur ce point, Schopenhauer conclut dans Le Monde comme Volonté et Représentation : « L'existence oscille comme un pendule de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui. ». Nous ferions d'excellents masochistes pour mieux supporter la trique du sadique dilemme et « l'Homme dissipe son angoisse en inventant des malheurs imaginaires » ponctue Raymond Queneau dans Le Chiendent.

 

Entre souffrance du manque et indifférence de la possession, la vue faisait le Bonheur de l'aveugle, mais non le nôtre, et pire : la mort ou la fuite de l'être cher, rompt un Bonheur que sa présence était alors incapable de produire. Aussi, la passion d'Iseult ne se nourrit-elle que du manque de Tristan ! Comment pourrait-il y avoir  d'amour heureux ou, au contraire, de Bonheur sans amour ? Serait-ce comme le pense Schopenhauer qu'il est en la nature de l'Homme d'aimer quelque peu la souffrance ? « Tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur. ».

 

Liant Platon à Schopenhauer, nous sommes rendus en cette insolite et provisoire conclusion que la douleur, symptôme du manque à Désirer est genèse en même temps qu'avortement du plaisir. Bref, le Désir est cette onde qui s'écoule sans cesse dans le tonneau des Danaïdes !

Pourtant, Rousseau, au début de La Nouvelle Héloïse nous souvient : « Malheur à qui n'a plus rien à Désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère. », et Marcel Proust de le suivre : «  Le Désir fleurit, la possession flétrit toute chose. » dans Les Plaisirs et les Jours.

 

 
Emma Bovary s'ennuie, lassive d'être parvenue à posséder ce qu'elle Désirait. La morale ou, communément la bienpensance, lui enjoint d'être heureuse ayant tout pour l'être mais sa réalité psychique l'engouffre dans la pénible et vrillante sensation que son existence est achevée si elle ne tâche promptement de vaincre l'ennuyeuse langueur mélancolique, par le dangereux divertissement de la tromperie. Mais au fond, qui trompe-t-elle si ce n'est l'ennui dont elle meurt lentement, si ce n'est sa propre mort intérieure qu'elle tente ainsi de fuir, vainement ? Ce thème résonne autant chez Tolstoï à la vue du (Le) Bonheur Conjugal ; y est dépeint ce couple affreusement heureux, tellement même qu'il s'en inquiète, qu'il s'en détériore et dans le ventre Pantagruélique de la félicité, la digestion tortilleuse de la morne inexistence sans consolation spasme toujours davantage. Et le Bonheur conjugal se mue ainsi en malheur conjural.

Henri Barbusse ne disait-il point : « Le Bonheur, cette chose qui n'existe pas et qui pourtant un jour n'est plus. ».

 

 Est-ce à dire qu'il ne peut y avoir d'expérience possible du Bonheur et qu'il faille ainsi faire le deuil de sa temporalité pendulaire perverse, percutante et blessante ? Nous l'aurons compris : le Désir est inventeur et fragmenteur du temps; la privation qu'il révèle est la condition préliminaire de toute jouissance et en toute jouissance cesse aussitôt le Désir. Instant, certes heureux, apothéose fugace du plaisir qui se dissipe ou se décompose lâchement dans le cliquetis troublant des aiguilles des fameuses horloges molles et dégoulinantes de Salvador Dali.

Pascal au cœur de ses Pensées : « Nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais (….) Tout le malheur vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer au repos dans une chambre. ». Rien n'est si insupportable à l'Homme que d'être au plein repos sans passion, sans affaire, sans divertissement, précisément parce qu'il sentirait alors son insignifiance, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance à braver la blessure narcissique qu'est sa scandaleuse finitude. C'est la raison pour laquelle, ne pouvant agir heureux, il s'agite en se divertissant car le divertissement qui n'est pas le Bonheur est tout de même la dénégation de son absence. Pascal avait raison sans doute affirmant que les Hommes se distraient à seule fin d'oublier qu'ils ne sont pas heureux, échappant si peu et maladroitement au pendule du pessimiste Schopenhauer ainsi qu'aux horloges de l'abuseur Surréaliste !  

Toujours Pascal en ses Pensées : « Car enfin, qu'est-ce que l'Homme dans la Nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. ».

 

L'âpreté de toute condition humaine vient, en l'occurrence, de ce que par intuition ou conception, tout homme sent bien ou sait vraiment, qu'être un milieu ce n'est justement pas être le centre. L'exil intérieur auquel nous condamne l'illimité du Désir fait de tout Homme l'être orbital d'un autre que lui. Entre la valse ampoulée de Strauss, la valse ricaneuse, à mille temps, de Jacques Brel et le tango argentin, nous dansons, tournons enlacés ou lassés, au bal des ridicules esclaves du rythme des volitions.

 

Epuisés, rien qu'à l'idée d'avoir à danser, déciderions-nous plutôt de vivre inerte telle une pierre, ce qu'augure Socrate dans Gorgias de Platon, ou bien selon le choix de son sophiste adversaire Callicles, virevolterions-nous tel le pluvier fienteur, condamné à la boulimie du Désir dont nous viderions aussitôt la substantielle satisfaction ?

Mythe ou réalité, l'exclusion du jardin des besoins satisfaits : Eden, nous a définitivement décentrés à mille lieux : condamnation à l'errance, à l'air rance et au labeur, la peur pour extraire sa pitance. Narcissiquement ébréché, honteux de sa nudité, l'humain est désormais voué à déguiser son indigence et à divertir cette nouvelle compagne, sadique elle aussi, insatiable, capricieuse, vorace et choquante : la Mort ! A sa condition de mortel, se greffe celle de coupable, depuis que pour combler nos Désirs issus des saveurs complexes du fruit défendu de l'Arbre de la connaissance du Bien et du Mal, le Caïn qui est en nous, assassina l'innocence, le candide Abel qui exhalait insupportablement les fragrances nostalgiques de l'Éden perdu. Enfin, nous voici désormais redevables d'avoir de si peu survécu au Déluge et nous faut aussi mériter de vivre, gagner sa vie encore un peu pour avoir un droit exsangue de jouir avant de mourir, d'atteindre le repos (Noah) éternel.

 

 C'est donc la perte du paradis, de l'innocence et de l'immortalité, trois conditions fondatrices du Bonheur dont il nous faudra faire le deuil si nous voulons accéder à un Bonheur qui engendre une Liberté non purement théorique. L'acte prudent du Bonheur se traduit en grec ancien par le terme phronesis. Cette sagesse pratique confère au Bonheur et à la Liberté, une réalité quotidiennement viable, une efficience qui ajoute à l'essence sémantique et préalablement théorique de ces deux mots, une substantielle existence. Là où la sophia trônait au sommet des concepts, dans le céleste palais du théorique, de l'abstrait – cour ratiocinante de la Philosophie, régnant pompeusement sur le monde purement intelligible de Platon, concession éternelle dans le cimetière des idées pures, la phronesis, quant à elle toute terrienne et non régnante, peut gouverner avec circonspection, administrer et cultiver humblement (humus), de manière pragmatique, appliquée, le champs sémantique performatif et fertile des joies et contentements tangibles, concrets et empiriques.

Le culte illusionniste et rhétorique idéalisant du langage se voit relayé par une culture « termale », sorte de cure nominaliste. Sur le réalisme platonnicien, Guillaume d'Ockham passe son rasoir : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que n'en peut rêver votre philosophie. » dixit Hamlet dans la célèbre pièce du même nom par Shakespeare – Le protagoniste y pourfend les conventions étouffantes de la cour et lutte en sorte que les termes qui s'y murmurent aient un sens qui puisse le sortir de sa folie, qui puisse libérer ce royaume damné et marqué de son insidieuse torpeur ! Et Wittgenstein de rendre un hommage au prince de Danemark lorsqu'il critique et escrime, fine lame, dans le Tractacus Logicophilosophique, l'imposture, l'usurpation sémantique des mots de la philosophie qui ne peuvent rien dire !

La foliesophie mène plus sûrement au Bonheur réel, certes moins séduisant que son pendant illusoire et sophistique ! 

 

Le Zarathoustra, l'ami de Nietzsche, à l'évidence messager de Dionysos, serait en mesure de nous délivrer, grâce au déploiement de la phronesis, des maux du Devenir, de ce Bonheur théorique pris entre le « pas encore » et le « pas déjà », d'une satisfaction constamment reculée, cascade d'abstractions ! Avec lui, évadons-nous ! Echappons à ces définitions paradoxales du Bonheur qui ressemblent tant à celle que Saint-Augustin, dans les (Les) Confessions, en donna du Temps : « Cet Être non-Être. ».

 

 Rétorquons aussi à la clameur colérique et accusatrice de Paul Valéry dans Regards sur le Monde Actuel : « Liberté ou Bonheur : l'un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens, qui chantent infiniment plus qu'ils ne parlent. » Zarathoustra, ce sage mi épicurien mi stoïcien, consacre la splendeur d'une jouissance activement cathartique, de celle, esthétique et affective, que l'on peut éprouver dans la création ou la contemplation Artistique – victoire sur la névrose par la sublimation !

Freud dans Souvenir d'Enfance de Léonard de Vinci, célèbre l'aptitude technicienne, inventive et poétique de l'artiste à sortir de l'infernale dialectique de confrontation entre le principe de réalité et le principe de plaisir. Le créateur façonne un Bonheur accessible en détournant la dure réalité de sa lividité quotidienne par la recherche et l'accomplissement du beau. Il ne s'agit pas de nier la réalité mais de la transfigurer. L'imaginaire transforme les turpitudes, tourments et souffrances de l'artiste en expression sublimée. Que la création artistique ait ou non pour origine le malheur, elle rend heureux, quelle que soit de la durée de cette heureuse sensation.

 

 

Au fond, il nous faut abolir la niaise espérance, la inertie en laquelle elle nous plonge, consacrant ce Bonheur conceptuel, purement illusoire. Telle est l'exigence matérialiste formulée par le Bonheur réel. Cesser de croire et de poursuivre la félicité de la sophia : la fortune, la gloire éternelle, le prince charmant qui font souvent de la béatitude la bête attitude, sorte de spiritualité béotienne, surface séduisante, attractive de la morbide et infernale spirale que nous évoquions ! Sénèque, encore dans De la Tranquillité de l'Âme : « Il vivra mal celui qui ne saura pas bien mourir. », et aussi Platon dans Le Phédon : « Philosopher, c'est apprendre à mourir ! », ou encore Montaigne au commencement des Essais : « Qui apprendrait aux Hommes à mourir leur enseignerait l'art de vivre. ».

 

Ces philosophes nous suggèrent ici la voie d'une libération qui n'est empruntable qu'à la condition d'une déception des mythes et fantasmes de toute puissance ! Destitution et émancipation qui exigent la nécessité du deuil de nos illusions coupables, celles dont avait autrefois parlé Freud lorsqu'il évoquait outre, le triptyque du péché originel, celui de l'humiliation anthropologique : la Terre n'est plus le centre de l'univers depuis Galilée, l'Homme est le parent du singe à cause de Darwin et tout homme est plus ou moins fou  affirme la parole psychanalytique. Comment être pleinement heureux si « le Moi n'est pas maître en sa propre maison. »? - Encore une maison hantée par ces dibouks que nous mentionnions...

Ces deux triptyques expliquent à eux-seuls fort bien comment et pourquoi l'idée du Bonheur en tant qu'état était un mythe aussi causalement nécessaire que dangereux.

Max Weber affirmait que philosopher c'était désenchanter le monde, le désillusionner, le désensorceler. Oserions-nous même dire : le dé-Harry Potteriser ? Ce processus redonnerait à l'Homme son droit à la nudité assumable, à l'authenticité. Mais pour ce faire, nous nous devons préalablement de mourir une certaine catégorie d'opinions, d'en finir avec la peur d'être seul, parce qu'excentré, de quitter définitivement quelques aliénants rapports avec la matière, en transcendant la dialectique mortifère de l'Être et de l'Avoir, puis ultimement de domestiquer, d'apprivoiser notre finitude spatiale et temporelle en acceptant sereinement de renoncer à la tentation délirante de consommer le fruit absolument proscrit de l'Arbre de Vie : l'Éternité.

 

 Libéré de ses faux espoirs fous, l'Homme peut enfin entrevoir une expérience du Bonheur à sa mesure, défini non comme état permanent, mais tel l'instant profitable de joie : la simplicité poétique du Carpe Diem d'Horace ! Se dessine alors l'Homme non plus humilié, non plus coupable, mais humble et sage qui ne dissimule plus sa sexualité spirituelle, intellectuelle, esthétique et charnelle en une forêt de concepts abstraits, prétentieux et complexants quelque part dans le royaume un peu pourri de la divine reine sophia.

 
Finalement, pour être heureux, il est essentiel de modifier notre rapport au Temps, de nous exfiltrer d'une temporalité dense et frénétique du Désir passionné et obsédant d'absolu, ou à l'opposé, de s'extirper d'une temporalité discrète voire vide, attentiste et lénifiante intitulée : l'ennui. Le pendule de Schopenhauer était précisément la représentation qu'il fallait quitter (de l'Eden de la Genèse vers la Terre Promise de l'Exode) pour oser une présentation du Bonheur comme jouissance libre de tout balancement, de toute oscillation tragique : la bonne heure.

« Bonne » voulant dire : qui nous procure du bien, cette heure exacte qu'il ne faut tâcher de saisir ailleurs qu'en elle-même (chercher midi à 14 heures), qui est juste au sens de modérée, de mesurable, d'équitable, dénuée de tout remord, de tout regret, de toute culpabilité. L'heure bonne est authentique dans la mesure où elle n'est pas masquée par le trompeur et l'amuseur divertissement pascalien. Sa vérité est une nudité sans honte, un bénéfice sans retour de balancier, un profit sans abus, un acte sans agitation, une vivacité sans morbidité, un Désir sans épreuve de peine et de force.

 

Cette heureuse est au contraire de Chimène clamant dans Le Cid de Corneille : « Et dans ce grand Bonheur je crains un grand revers. ».

Philosopher, c'est cesser de craindre, c'est-à-dire, chercher et apprécier un petit Bonheur sans grand ni petit revers et nous voici invités à la table d'Épicure... au milieu de son jardin au nord-ouest d'Athènes.

Dans Lettre à Ménécée, Le maître nous convie à cheminer (methodein) dans le Tétrapharmakos indiquant clairement que pour accéder au Bonheur, il nous faut cesser de craindre les Dieux, cesser aussi de craindre la Mort et apprendre à supporter la douleur nécessaire pour mieux écarter ou éviter les souffrances inutiles et contingentes. Ce n'est qu'en ces trois conditions que s'ouvre la voie non pas des plaisirs mais du Plaisir pérenne : l'Ataraxie et l'Aponie.

 

Épicure élabore ainsi la Zététique, qui consiste en une hiérarchie des Désirs des plus associables au Bonheur aux antithétiques de ce dernier : les Désirs naturels et nécessaires, naturels mais non nécessaires et les plus périlleux, les Désirs vaniteux, ni naturels, ni nécessaires. Il ne s'agit pas, comme il en est des stoïciens de renoncer au Désir mais d'apprendre à distinguer ce qu'il est bon ou dangereux de Désirer. Se prémunir des Désirs illimités par la critérisation des justes objets du Désir est l'alchimique translation de l'hédonisme en eudémonisme.

Seulement, parvenir à conjurer les craintes entravant l'accès au Bonheur nécessite, en plus, d'être libéré de l'enfer expectatif du Devenir, de s'affranchir également d'une certaine catégorie de la relation à l'Autre, si ce n'est-même d'une sociétale et sociable altérité souvent aliénante et coercitive, évoquée par Sartre dans L'Être et le Néant ou bien qu'il fait parler en sa pièce Huis Clos : « Ma chute originelle, c'est l'existence de l'autre. », « L'enfer c'est les autres. ».

 

Epicure avait intuitionné en sa quête l'infernal autrui en conjuguant autarkeia et ataraxia au point de les indexer l'un à l'autre. Le sage n'est libre qu'affranchi de sa dépendance hétéronome. Notre Bonheur serait jouissance autarcique, non pas en tant que prisonnier conscient ou non d'un solipsisme subjectiviste mais en qualité d'être le plus possible non affectable par la présence pathogène d'autrui ! Attention ! Il ne s'agit nullement du rêve mensonger de la solitude heureuse sur son île déserte; Michel Tournier nous en dépeint l'amer et même insupportable portrait dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique. Robinson y crève d'isolement, en pleine débâcle du corps et de l'esprit, vaincus, dévorés par la décrépitude lancinante d'une Libido en extinction  causée par une absence totale d'altérité.

A l'inverse, est-il seulement possible d'être heureux au sein d'un tissu, d'une toile sociale en laquelle il est presque évident que nos libertés sont captives et massicotées, où nos névroses s'entrepiètent quotidiennement de la cellule familiale à l'échelle de la nation, de la nation au monde ? Comment être heureux lorsque Hobbes dans Léviathan affirme : « l'Homme est un loup pour l'Homme. »? Seul et plus souvent en meute, nous subissons ou faisons pâtir autrui d'injustice, de débordements, d'invasion et de défiance ! L'« animal politique » d'Aristote est un saigneur monstre polytique, animé de mal ! La foule des caustiques est irrémédiablement convulsive, informe, pulsionnelle et violente même quand les bonnes lois interdisent mais n'empêchent point ! Pire encore lorsqu'elles sont originellement tyranniques, Rousseau en exprime le désarroi dans le  Discours sur l'Origine et les Fondements des Inégalités parmi les Hommes : « L'Homme est né libre cependant que partout il est dans les fers ».

Si l'autarcie épicurienne n'est réalisable que dans le jardin de Candide, sur les sommets Himalayens des moines tibétains ou sur les cimes de Nietzsche en Ecce Homo : « Philosopher consiste à vivre volontairement dans les glaces et sur les cimes, à rechercher tout ce qui dans l'existence dépayse et fait question. », de quelle miraculeuse façon être librement heureux dans la plaine - « vallée des ombres multiformes de la plèbe » : le Géhenne socioéconomique ?

 

Stuart Mill dans De l'Utilitarisme, propose de transformer la passive espérance de l'Epithumia (Désir-espérance de l'à-venir) stoïcienne en action conforme au principe d'utilité publique propre à la société de son temps. Même si les plaisirs relevant des facultés supérieures de l'individu - facultés de l'esprit, sont préférables aux plaisirs simplement charnels, il s'agira de veiller à cultiver la capacité d'harmoniser sa quête personnelle de Bonheur avec la matière et l'esprit que nous en prépose la structure socio-économique. Bonheur privé et bien public verraient de facto leur distance réduite. Dans une société de consommation, il serait en effet utopique et maladif d'espérer pour soi et autrui le règne de son contraire.

 

Consommer est agréable et utile au bon fonctionnement d'une telle économie et nous procure selon l'objet, agréments culturels ou plaisirs sensuels. La polytique repue  cesserait au moins son infâme et pernicieux parasitage, au Bonheur, si nuisible  ! La réplétion industrielle et populaire induite par le célèbre, cruel et impérial : « panem, sanguineum et circenses ! » de Juvénal référant à l'Empereur Auguste, consacre l'instauration d'un certain ordre du bien vivre ensemble, indiscutable habileté politique.

 

Ce n'est point là le Bonheur espéré de Saint Juste, à croire que le Bonheur n'était pas une idée si neuve en Europe ! Le singulier divertissement pascalien s'est mué séant en jouissance collective, républicaine ou totalitaire, – spectacle dramatique : comédie ou tragédie de la modernité. Etre heureux, est-ce se rendre util(e)isable ?

Alexandre Kojève au sein de Introduction à la Lecture de Hegel exprime que nous sommes chacun pris dans un mimétique plaisir du Désir qu'a l'autre; René Girard dans La Violence et le Sacré,  de corroborer : « Le Désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un Désir modèle. ». En ce sens, être heureux c'est accepter la convergence des Désirs autant que l'uniformisation de leurs modes de satisfaction au sein d'une société donnée au risque sinon de se voir désigner bouc émissaire sacrifié de la logique implacable et binaire du « avec nous ou contre nous » ! Un Cœur Intelligent d'Alain Finkielkraut, à propos de la lecture de Histoire d'un Allemand de Sebastian Haffner, nous  raconte pertinemment « l'étrange et envoûtant Bonheur d'une annihilation de sa personne dans la promiscuité militaire. » (que taire, qui faire taire?), la loi du tous pour Un ou du Un au-dessus de tous ! Il y aurait donc « un Bonheur à se fondre dans la masse. ». La foule joyeusement se défoule  puis férocement refoule ceux qui ne peuvent ou ne veulent s'anonymer en elle !

 

Il y a donc autant de conceptions et de vécus du Bonheur qu'il y aurait de formes différentes de structures socio-politico-économiques. Si l'Homme, selon le propos de Spinoza dans le Traité Théologicopolitique, n'est pas un empire dans un empire, il en est précisément de même pour l'individu en son histoire et géographie.

En somme, pour être heureux, faudrait-il déculpabiliser d'être un bourgeois dans une société matérialiste et bourgeoise ?

 

Au fond, le Bonheur pourrait bien n'être que le bien-être : le confort, forme matérialisée du sentiment certes pusillanime mais au combien pragmatique de sécurité. Soyons courageusement lâches ! Proclamons un droit à un Bonheur libéré de la hantise révolutionnaire de la sécurité soit à un Bonheur harmonieusement libre d'être simplement bien, hors de l'imperium ultra-libéral et individualiste de toujours plus de jouissance égoïste, d'onanistes orgasmes sociaux perdus dans la commune-nication. Un droit également affranchi du joug de l'injonction orthodoxe religieuse communautariste ou collectiviste révolutionnaire, rassurément planificatrice, quoi qu'il en soit, moraliste et castratrice de nos joies et plaisirs !

Que ceci n'empêche nullement la personne digne qui refuse l'anonymat totalitaire, de profiter cyniquement des productions de biens sensibles ! Elle le peut tout en travaillant philosophiquement à s'élever au-dessus de leurs dépendances. Le philosophe en tengeance avec la foule peut choisir non de changer ou de contrôler le devenir du Monde, mais plus modestement de se maîtriser en spiritualisant, en humourant son rapport à Autrui et à la Matière ! N'est-ce pas un peu de la morale provisoire de Descartes en introduction conclusive du (Le) Discours de La Méthode ou de l'audacieuse proposition d'Epictète dans Manuel ?

Accéder au Bonheur nécessite de savoir délier, dé-lire(r) notre inféodation à ce qui arrive, seule façon d'élire une relation neuve à notre monde, non naïve mais drôle et innocente ! « Être libre c'est savoir danser dans les chaînes. » disait Nietzsche... L'aliéné ne sait pas danser, il ne sait que piétiner ou se faire piétiner par trop de piété. L'homme, heureux et libre, parvient à esquiver, resquiller d'un zeste, amer et bon, l'analgésique, l'anesthésiante passivité consumériste, autant que la véhémente, l'hypnotique agitation utopiste et totalitaire de l'Idéologie, qu'elle soit paradigmatique ou contre-paradigmatique. Cette fraude est l'honnête et drôle attitude permettant d'atteindre le fameux juste milieu caractérisant la vertu aristotélicienne.

 

L'heureux, ne peut pas être un demeuré en ses peurs ou certitudes; il est ce voyageur, ce passe-passeur, cet hébreu qui rit (Yitz(r)aak) de ses malheurs sans les railler, sans dé-railler, qui tel ce roi-fou et ce fou(t) du roi (melekh-lémekh), saisit, en la meilleure ou pire des situations, l'opportunité d'un mazal tov (makom, zman, lashon,) : l'humour : relativisation, par la plaisanterie, de notre conscience de l'espace et du temps, de ce qui nous arrive, de ce qui nous attend. Tel est le langage créateur de vitalité - concept de l'élan vital développé dans L'Evolution Créatrice de Henri Bergson) émergence d'un espace-temps proportionné à notre convenance, y cultivant des instants sages et joyeux sans infatuation.

 

En vous narrant ce soir une certaine aventure du Bonheur, j'espère bien avoir fait un malheur !                          
 Professeur O.A. Lipkowicz

Affaire Redeker


La solidarité à l’égard de la liberté d’expression ne saurait être la connivence à l’égard des expressions libres.


En réponse à la question polémique d’actualité : a-t-on le droit de critiquer l’Islam ? La seule réponse admise est : oui ! Toutefois, depuis quand le verbe critiquer issu du grec ancien signifiant examiner avec rigueur et finesse veut-il dire agresser, simplifier, globaliser, falsifier ?

 

Au sujet de l’article de Monsieur Robert Redeker publié dans le Figaro du 19 septembre 2006, nous entendons de nombreux hommes politiques et intellectuels outragés à juste titre évidemment des menaces de mort formulées par des groupes islamistes à l’encontre du professeur de philosophie. Dominique de Villepin, Alain Finkielkraut, Luc Ferry et Jacques Julliard parmi d’autres ont affirmé que la liberté d’expression était scandaleusement mise en cause sans vraiment porter de regard critique nécessaire et détaillé sur les propos de Monsieur Redeker.

Or, il me paraît important de distinguer deux phénomènes :

D’une part, les affirmations erronées et véhémentes d’un professeur de philosophie qui semble avoir oublié le principe de Sophia c’est-à-dire de sagesse et de connaissance véritable qu’implique normalement sa discipline,

D’autre part, l’inadmissible, la choquante, la scandaleuse menace islamiste qui pèse sur l’homme Redeker.

Nous pourrions fort bien nous indigner simultanément, en des proportions qualitativement et quantitativement distinctes, de ces deux phénomènes sans justement que l’un puisse insidieusement profiter à l’autre. Sinon la confusion des genres s’imposerait à vouloir indexer l’un à l’autre des deux sujets qui nous occupent.

 

Au nom de la liberté d’expression, je voudrais pouvoir, ici, dire librement à quel point je suis choqué par les dires inutilement provocateurs de Monsieur Redeker sur l’Islam. Ce n’est pas, en effet, parce qu’on le menace qu’il faudrait s’interdire la liberté d’expression consistant à critiquer un contenu sophiacide (c'est-à-dire destructeur de Sagesse et de Savoir) exposé par un professeur ne respectant plus les chemins complexes et subtils qu’aurait dû lui faire prendre sa discipline : la Philéin Sophia, traduisible aussi par : aspiration à la Connaissance juste.

Emporté, sans doute, par une probable fatigue et une légitime crainte, compréhensibles à l’égard des violences islamistes dans le monde, dans l’histoire et surtout dans l’actualité, Robert Redeker vient de confondre l’Islam avec ses dérives effroyablement fanatiques tant dogmatiquement qu’au travers d’actes plus souvent terroristes que de résistance. Comme il se doit, révolté par le danger du totalitarisme islamiste, il se met à asséner, dans son article, des contrevérités générales habilement mêlées à quelques vérités partielles, donnant alors aux ignorants de la question islamique l’impression que ses propos sont fiables en ce que l’Islam serait l’œuvre d’un psychopathe ou d’un tacticien sans moralité soit sans le moindre scrupule, comme le serait en conséquence toute sa filiation religieuse.

 

Etudions brièvement quelques passages de cet article dans lequel Monsieur Robert Redeker affirme que :

 

« Mahomet était un chef de guerre impitoyable ». Il est vrai qu’il était chef de guerre, mais quant à son « impitoyabilité », il faudrait nuancer le propos en affirmant qu’à l’égard de ses adversaires armés, il se montrait sans concession, alors que dans le même temps, vis-à-vis des civils non armés, il faisait le plus souvent preuve d’honneur et de clémence.

Soit qu’il n’était pas mauvais homme, soit que stratégiquement son principal intérêt était de rendre l’Islam plus séduisante qu’effrayante afin de susciter la conversion, de gré, du plus grand nombre.

Son « impitoyabilité » est d’autant plus incertaine qu’il fut le premier à rédiger à Yathrib un pacte-constitution régissant les relations entre les différentes communautés religieuses (notamment les deux tribus arabes et les trois tribus juives) qui habitaient la ville, garantissant de facto à tous les citoyens une relative liberté de conscience !

 

« Mahomet pillard » ? Rappelons que le pillage est considéré tel du vol violent et que toute forme de vol est expressément interdite dans tous les monothéismes, message possiblement divin délivré clairement par Moïse, Jésus et Mahomet. Il est bien probable que parmi les troupes du prophète, certains soldats enivrés de violence s’adonnaient aux pillages et aux viols autant que leurs adversaires. Mais ces mahométans passaient outre l’interdit islamique du vol et du viol, soit parce qu’ils n’avaient pas reçu les ordres mal communiqués du sommet à la base par de nobles chefs, soit parce que malgré les ordres, les pulsions et l’alcool (plus tard interdit entre autres pour ce motif) l’emportaient sur le code de l’honneur comme ce fut malheureusement le cas dans la plupart des armées du monde politique ou religieux à travers l’Histoire.

 

« Massacreur de juifs » ? Il est vrai qu’après une période d’entente entre Mahomet et les juifs de Médine, l’extension de l’Islam dans la péninsule arabique se confronta à l’obstacle politique, commercial et religieux des tribus juives du nord dont les Qurayza et des tribus juives du sud, au Yémen, celles descendantes, par exemple, du roi juif Ibn Yûsuf. La guerre fut inévitable et par conséquent de nombreux juifs furent tués y compris des civils. Cela dit, Mahomet ne fit pas des juifs son obsession macabre, encore moins les femmes et les enfants. Les Païens de toutes catégories (des animistes aux polythéistes) étaient ses principaux ennemis et Mahomet n’était pas, selon la formule de Redeker, le « massacreur de juifs ». D’ailleurs, sans mauvais esprit à l’adresse de nos amis catholiques, il faut, tout de même, rappeler qu’à travers l’Histoire, les plus grands massacreurs de juifs par anti-judaïsme religieux appartenaient à un catholicisme accusant durant des siècles les juifs de déicide. En quantité et en intensité de souffrances infligées aux juifs, ces catholiques des siècles passés furent plus terriblement enthousiastes et efficaces que l’Islam ne le fut dans la même période.

 

« Polygame » ? Certes, Mahomet l’était ! Mais Monsieur Redeker le clame profondément choqué puisqu’il dit : « massacreur de juifs et polygame. » dans la même phrase. Il n’y a pas de lien de cause à effet ou d’inhérence entre être « massacreur de juifs » et « polygame ». Je voudrais remémorer à mon collègue de formation philosophique que la polygamie se pratiquait dans toute la région, chez les juifs, chez les musulmans, chez les païens avec en prime une coutume affichée de la polygynie chez les chrétiens d’Arabie. Pourquoi alors insister insidieusement sur le scandale d’un Mahomet polygame (qui après le décès de Khadîjah, épouse la veuve Saouda, puis Aïcha fille d'Abu Bakr et prend, en 627, pour concubine Rayhana une juive, puis Myriam en 629 une chrétienne. La même année, il se marie avec Saffiya une juive, en accord avec les règles de mariage de l'islam).

 

« Le Coran est un livre d’inouïe violence ». S’il est vrai que des sourates portent en elles une véhémence certaine, ce qui peut nous faire dire que le message coranique ou que la Shari’a elle-même ne sauraient être des exemples de pacifisme, il en est de même dans certains passages de la Torah soit de l’Ancien Testament sur lequel, en plus du Judaïsme se fonde le protestantisme. Le Coran n’est pas le seul texte sacré a comporter de la violence de façon soit descriptive soit incitative. Les Evangiles constituent, certes, un corpus bien moins violent, ce qui n’a pas empêché l’Eglise Catholique par la main et la voix de nombreux de ses Papes et monarques de pratiquer l’endoctrinement et les crimes tant lors de sa période d’expansion qu’à l’époque de son apogée.

 

A mon sens, le tort du professeur Redeker est d’avoir voulu stigmatiser un Islam soi-disant consubstantiellement violent à la différence de l’opinion qu’il se fait des autres monothéismes. Nous pourrions oser la déduction que ce n’est pas seulement à la violence du texte fondateur que l’on mesure l’agressivité d’une religion, mais surtout à son degré politique de prosélytisme. C’est ce critère qui détermine l’aspect potentiellement criminogène d’une doctrine.

 

Cette accusation et condamnation partiallement et entièrement focalisé contre l’Islam relève d’une malhonnêteté intellectuelle et déontologique dont le philosophe, « l’ami de la sagesse » ne saurait, en principe, faire preuve. Et s’il s’agit de protéger la laïcité, encore faudrait-il qu’elle ait été préalablement directement menacée.

Avant d’avoir écrit et publié son article, Monsieur Redeker, laïc comme je le suis moi-même, menait son existence quotidienne en France sans avoir vu sa liberté propre d’être croyant ou non, d’être un citoyen honnête ou point, remise en cause par une quelconque religion. Pourquoi alors prendre sa plume dans l’optique d’agresser ce par quoi il ne l’avait pas encore été ? Ce n’est guère se défendre d’un danger terrible et précis que d’agresser une globalité comprenant donc une masse d’innocents dont le seul tort est d’être visible en leur différence. Le visible religieux ne peut décemment être d’emblée assimilé à du prosélytisme !

 
La laïcité qui est un amour de sagesse (du grec ancien laîkos signifiant : Espace commun pour le peuple, Institution de règles appartenant obligatoirement à tous quelles que soient les croyances, Existence libre des croyances dans le respect impératif de celles d’autrui, Terre de permission contre la soumission aux dogmes et diktats des Eglises ou des Etats qui voudraient interdire les Eglises, République de l’entendement en laquelle, pour la cohésion sociale, le croyant, l’orthodoxe, l’agnostique, l’athée et l’indécis, s’écoutent et s’entendent sans s’obéir, Société de libertés identitaires réciproques et mutuelles, etc.) ne devrait jamais se muer en laïcisme (religion dogmatique de certains laïcs s’oubliant, attaquant, agressant avant même d’avoir à se défendre), selon lequel, la religion ne serait rien de moins qu’une insulte à l’intelligence et aux libertés ; quel prétentieux réductionnisme ! La laïcité a deux ennemis, l’un externe : les intégrismes religieux et les fanatismes politiques, l’autre interne : le laïcisme.

Je le redis, nous avons le droit et le devoir de critiquer, également, toutes les religions si nécessaire, mais pas de les agresser comme si cela devait être naturel. Les laïcistes favorisent les extrémistes, leur donnant du « grain à moudre » argumentatif et de nouvelles ouailles à recruter. Ce problème moral est aussi une problématique sécuritaire nationalement et mondialement, soyons donc responsables ! Il est urgent de réinventer une altérité non naïve mais audacieusement moderne prenant en compte les réalités dérangeantes de notre monde actuel.

Ceci démontre que l’érudit n’est pas nécessairement cultivé et qu’une érudition globale sans une connaissance approfondie et nuancée soutient l’opinion vulgaire c'est-à-dire la Doxa selon Platon, au détriment d’une réflexion intelligente nommée ici Philéin Sophia.

 

J’aurais été pleinement d’accord avec Monsieur Redeker s’il avait été question de fustiger l’islamisme et ses conséquences inévitablement meurtrières. Criminalité dont font preuve les totalitaires qui le menacent et qu’il faut combattre de façon peut-être impitoyable. Mais la liberté d’expression qui m’est si chère ne devait pas lui donner le droit d’insulter Mahomet en personne et, avec lui, l’ensemble culturellement, politiquement, ethniquement, géographiquement et historiquement très diversifié du monde musulman et de ses centaines de millions d’individus qui, ce mois-ci, célèbrent le Ramadan, sans inimitié à l’égard des non musulmans de la planète. En prime, nous ne devrions omettre que de nombreux musulmans traditionnels sont les premières victimes morales et physiques des fascistes islamistes actifs qui torpillent ainsi les fêtes et autres commémorations propres au calendrier musulman.

Une minorité agissante, féroce, assoiffée de pouvoir et de sang réussit malheureusement à rendre paranoïaque des gens de qualité morale et intellectuelle a priori. Il me semble que Monsieur Redeker est l’une de ces victimes.

 

Certains politiciens et intellectuels comparent Robert Redeker à Salman Rushdie. Or, le seul point de comparaison tristement et objectivement possible est la menace islamiste à leur encontre. En dehors de ce seul point, je pense qu’il est trop élogieux de comparer les propos grossiers de Monsieur Redeker à la véritable étude bien plus fine, mieux référencée et documentée de l’intellectuel d’origine perso musulmane Salman Rushdie.

 

Par un souci de discernement conceptuel, il me faut ajouter que la liberté d’expression ne saurait être l’expression libre ! Est-on un Homme libre lorsque l’on s’exprime sous l’esclavage d’un épisode de paranoïa, d’une tendance névrotique et des islamistes qui ont contribué à leur genèse dans le psychisme d’un professionnel de la philosophie ?

L’expression libre des amalgames, des opinions, de la peur, ne devrait guère être confondue avec la Liberté auto maîtrisée, autonome, intellectuellement et psychiquement saine, de la pensée claire et distincte selon la définition qu’en donna, par exemple, Descartes dans Le Discours de la Méthode. Doivent alors triompher de l’opinion, l’avis, la Raison, qui établissent contre le délire « folie-sophique » la réflexion philosophique ! En effet, Messieurs De Villepin, Finkielkraut, Ferry et Julliard, notamment, sont à juste titre si choqués par les menaces islamistes pesant sur un citoyen, sur un être humain, qu’ils déclarent défendre contre elles la liberté d’expression, expression en réalité galvaudée et inconsciemment confondue séant avec l’excessive expression libre trop affectée.

Faudra-t-il demain autoriser chacun, intellectuel ou non de son statut socioprofessionnel, à dire ce qu’il veut, quand, où et à qui il le veut ; d’exprimer des inepties et des contrevérités historiques, politiques ou autres sur les individus et les peuples ?

Pourquoi se choquer si, sur la base de vérités partielles, l’on voudrait fabriquer artificiellement et habilement des prétendues vérités totales qui ne seraient en réalité que de fallacieuses opinions sur, par exemple, les juifs, les arméniens, les chrétiens, les athées, etc. Pour nous en défendre, en tant qu’amoureux des libertés, nous devrions nous montrer des plus exemplaires sur le plan méthodologique et éthique lorsque nous exprimons nos avis.

 

J’entends de nombreux intellectuels défendre la tradition notamment Voltairienne et, à travers elle, le combat à mener contre les fanatismes religieux et même en général le droit et le devoir de la liberté d’expression.

Mais Voltaire lui-même n’était pas exempt de quelques points de vue rudimentaires ou gravement et dangereusement erronés au cœur-même de sa belle intelligence. Avant le brillant et nécessaire Voltaire, Montesquieu avait écrit les Lettres Persanes dont nous pourrions nous inspirer. Puis après Voltaire, Kant dans Réponse à la Question : qu’est-ce que l’Accès aux Lumières détailla puissamment les fondements éthiques de la liberté d’expression qu’il ne confondait pas avec n’importe quelle expression libre aboutissant à la dangereuse anarchie des opinions rudimentaires y compris celles élégamment exprimées.

Certes, je rends moi-même hommage à Voltaire dans mes cours mais n’oublie pas ses prédécesseurs, ses successeurs et même ses contradicteurs, pour en conclure que la liberté d’expression ne doit jamais être limitée, encore moins entravée, de façon exogène par des menaces ou autres moyens dissuasifs car intimidants. Cependant, pour rester noble et fer de lance de la vie démocratique, la liberté d’expression doit savoir se limiter de l’intérieur, non pas au sens de se terminer mais de se pondérer afin que sa finalité demeure déontologiquement et moralement le souci de vérités possibles et raisonnables.

 

Si nous ne voulons pas voir la liberté d’expression devenir un enjeu instrumental ou une arme modale de la sophistique, le meilleur moyen de la défendre est d’oser la critiquer de façon endogène pour l’élever avant que des défenseurs de l’expression libre notamment les prononciateurs de menaces et de fatwas ne veuillent l’exterminer en s’appuyant malicieusement et perversement sur des propos trop librement maladroits.

Je suis donc indiscutablement solidaire de l’homme Robert Redeker, de l’intellectuel potentiellement brillant qu’il a su et saura être à nouveau, de mon concitoyen contre l’infamie qui s’est abattue sur lui. Toutefois, j’insiste sur le fait de ne pouvoir me montrer solidaire des propos qu’il a tenus dans le Figaro. En tant, moi aussi, que défenseur et protecteur quotidien de la liberté d’expression, je ne peux confondre les deux phénomènes comme ont tendance à le faire quelques hommes politiques et intellectuels qui voudraient culpabiliser des personnes a priori libres de penser différemment d’eux au sujet de Robert Redeker et de la notion complexe de liberté d’expression. La « défaite de la pensée » advient quand le relativisme subjectiviste des opinions l’emporte sur l’herméneutique et la recherche patiente des savoirs.

 

Certaines personnes pourraient me reprocher de critiquer cet article et son auteur alors que ce dernier n’est, pour l’heure, pas en mesure de répondre puisque obligé de se cacher afin d’éviter d’être assassiné. Or, j’ose penser justement que suspendre le débat intellectuel qui consiste à mettre en cause le pseudo pamphlet sur l’islam qu’il vient de projeter, serait faire triompher les fous qui l’intimident. Certes, Robert Redeker ne pourra me répondre dans l’immédiat mais la dialectique philosophique doit exister au-delà d’un temps que certains voudraient voir définitivement suspendu. Si je devais attendre que les fous de Dieu ou plutôt les fous du Diable veuillent lever leurs chantages et fulminations à l’égard de mon collègue, les discussions philosophiques sur ce point se tairaient malheureusement fort longtemps. Je veux bien paraître assez étrange aux yeux de mes contradicteurs pour imaginer que Monsieur Redeker est encore présent parmi nous et qu’il pourrait tantôt me répondre. Telle est l’unique raison pour laquelle je m’autorise à le contredire vertement ; voici une façon pour moi de l’honorer durement au-delà de la Fatwa qui le pousse vers la disparition. Monsieur Redeker m’apparaît encore !

Les menaces ne doivent donc guère empêcher ou se substituer à la tenue du débat ouvert et ardu sur la déontologie de la liberté d’expression.

 

Justement, la communauté intellectuelle ne devrait point impliquer le communautarisme intellectuel face au communautarisme des intégristes.


 

Ory André Lipkowicz .

Les Lumières de l'Ame

Conférence donnée, en mars 2011, à la Mairie du XVIe Arrondissement de Paris, sur les Lumières face à l'Obscurantisme avec Jospeh Maïla - Professeur de Sociologie et de Relations Internationales et Consultant Gouvernemental -, Ghaleb Bencheikh - Ancien Recteur de la Mosquée de Paris, Président de la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix, Henri Cohen-Solal - Psychanalyste franco-israélien.
 
Les Lumières de l’Âme – Lutte anthropologique contre les ténèbres.
 
Commençons par examiner ce que ne sont pas les ténèbres afin de mieux saisir ce qu'ils sont

      Pas une simple ombre, laquelle ne peut se manifester sans qu'une lumière ne se heurte ou ne transite par un objet physique et matériel apparent. L'ombre étant une conséquence révélatrice de lumière.
Non le sombre car il n'est qu'une moindre intensité lumineuse, un déclin de la lumière.
Non plus le crépuscule qui est transition potentiellement réciproque et réversible du clair à l'obscur, souvent harmonieux mélange de ces teintes, donnant du flamboyant (peintures de W. Turner). Certes, il peut aussi bien provoquer l'assombrissement, la fin dramatique d'une période préparant un renouveau, d'après F. Nietzsche / Le Crépuscule des Idoles.
 
Que sont donc les ténèbres ?
     
Cette noirceur absolue et imperceptible comme telle, qui, paradoxalement, ne laisse pas même entrevoir le noir, qui pour être positivement perçu, nécessite son lumineux contraste.
 
Il s'agit tragiquement d'une obscurité totale qui se nomme obscurantisme !
      En son sein, ni les formes ni les couleurs, ni les silhouettes ne s'y distinguent. Intellectuellement, nous parlerions d'une impossibilité radicale d'y discerner ou d'y produire des nuances.
 
N'y règne que la confusion des sens et des significations. Nous n'y pouvons rien voir, non seulement par la vue des yeux, mais sommes également dépourvus de la vision de l'âme.
            Ce n'est pas le sort d'un aveugle ou d'un malvoyant qui ne perçoit guère ou à peine notre diurne lumière, mais l'aveuglement qui nous menace tous – non pas un triste handicap naturel ou accidentel mais un déplorable vice sémantique, culturel ou civilisationnel.
En ces ténèbres, aucune notion ou concept, nulle idée n'y peuvent être définis « clairement et distinctement » selon le mot de R. Descartes / Discours de la Méthode.
On y étouffe, se heurte, se cogne, jusqu'à se briser à force de tâtonnement pour trouver une improbable issue.
 
Cette plaie d’Égypte instaure une torpeur extrême, radicale sur le plan psychologique, politique, économique, infrastructurel et ce, socialement et individuellement.
Car dans l'empire des ténèbres, aucune distance que l'on nomme aussi « respect » n'est évaluable (du latin res spectare signifiant l'aptitude à observer et à mesurer l'objet à bonne distance).
La connaissance des phénomènes liés aux êtres vivants ou inertes, aux existants conscients ou non, y est impossible théoriquement et pratiquement. En effet, les espaces infinis, sombres et angoissants, induisant la notion d'absolu, interdisent toute mesure ou référence.
B. Pascal / Pensées : « Car enfin qu'est-ce que l'Homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les deux extrêmes. »
 
C'est en ce sens qu'A. Einstein oppose à cet absolu incommensurable, la théorie relativiste de la lumière universelle au sein du tissu Espace/Temps. Cette théorie ne prouve-t-elle pas justement une nécessaire corrélation et causalité entre la distance et la lumière qui la forme, la fonde et la parcourt ?
Au fur et à mesure que l'espace et la matière se déplient et se déploient générant de l'étendue, la lumière se répand traduisant de facto la notion de distance – laquelle est sine qua non au respect prédéfini, au dialogue engendré par l'extension de la raison qui s'élabore progressivement de façon allogène.
 
Mais, là, où forme, fond, aspect et distance ne font l'objet d'aucune vue et vision, les ténèbres nous vouent alors à l'abyssale inconnaissance, parfois même à la volontaire ignorance jusqu'au mépris de la connaissance !
Qu'elle soit vulgaire ou élégante, l'opinion n'est que l'obscure tendance à croire savoir ce que l'on ignore ignorer : il s'agit de l'inconnaissance au carré.
Ainsi envahis par l'obscurité complète et insondable, enveloppés ou vaincus par elle, nous nous y résignons au point de nous asseoir sur nos sombrissimes convictions.
Vautrés, figés et inhibés dans le caveau de l'âme, nous n'avons plus la force de nous faire mal en cherchant fébrilement une sortie.
C'est comme cela que nous sommes condamnés à l'immobilisme ou à la rectitude cadavérique de la pensée défaite. Nous craignons les risques du mouvement, quitte à préférer un danger sans risque, aux risques du danger.
En ces noirceurs denses et profondes, il est alors bien commode de se calfeutrer, de se confiner lâchement et/ou paresseusement en ses croyances infondées, en ses préjugés et dogmes dépourvus de vision, d'avis et de vis-à-vis, comme l'évoque E. Kant / Réponses à la Question : Qu'est-ce que les Lumières ?, à propos du mineur indisposé à se servir de son propre entendement par peur, notamment, de se tromper et de chuter davantage.
« Les ruses et les machinations ténébreuses ont été imaginées par les Hommes pour venir en aide à leur lâcheté » Euripide / Bellerophon. 
        
Dans ces conditions, tout dialogue est menacé et même entravé. Repliés dans le noir pour les uns effrayant, pour les autres confortables, nous voici jetés, dans l'épineuse question du pli puisque le repli et l'implicite sont, eux, la conséquence et la finalité des obscurantistes pleutres ou complaisants qui jouissent en profitant de la décadence des lumières de la Raison !
Th. Hobbes / Léviathan : « Suppliez la reconnaissance, vous n'obtiendrez qu'un supplice - les flammes de l'enfer civil,  la guerre de tous contre tous, car l'Homme est un loup pour l'Homme. ».   
 Maintenant que nous savons à peu près ce que ne sont pas et sont les ténèbres, tentons d'en identifier les causes afin de les conjurer.
La première est l'inexistence absolue de la lumière ; celle-ci n'est pas encore apparue !
Telle est la situation, en quelque sorte, protohistorique, des individus ou des peuples manquant d'éducation, d'instruction, d'information, de libre-expression, éventuellement de capacités techniques à remédier à leurs difficultés pratiques.
Ces ténèbres existent par négation, attendant que les Lumières puissent les dissiper sur une simple étincelle d'appétence et de volonté politique en faveur des savoirs.
« Si l'Homme a instinctivement adoré le feu, c'est pour vaincre la peur intérieure qu'il nourrissait envers les ténèbres » Gao Xing Jian / La Montagne de l’Âme.
 
Mais lorsque la lumière luit quelque peu, la seconde cause d'hégémonie des enfers en est leur impénétrabilité.
Clos hermétiquement, l'espace-temps profondément sombre, maintes fois replié en et sur lui-même, empêche la lueur d'espoir, la clairvoyance de s'y insinuer. Orphée ne parvint pas à libérer sa douce et belle Eurydice.
Afin de déjouer l'obstruction et faire instruction, le lumineux doit se faire discret, particules intellectuelles, fines telles les monades infinitésimales imaginées par G. W. Leibniz (ces concepts simples et autonomes aptes à éclairer de façon essentielle et intemporelle des notions ambivalentes).
« Mieux vaut allumer une bougie que maudire sempiternellement les ténèbres » Lao Tseu / Pensées pour une Calligraphie.
 
Sans ces chandelles de modeste dimension, les échanges entre le clos et le dehors, a fortiori le partage ou le don sont impraticables tant les plis et replis épaississent les murailles de cette forteresse doctrinale d'ignorance et de phobie de l'Autre. Les dogmatiques et les vulgaires ne disent-ils pas de leurs opinions prêtes à la diffusion, qu'il n'y a point matière à les critiquer dans les deux sens du terme que sont « contester » et « examiner », puisqu'elles sont pliées une fois pour toutes ?!
Il revient aux porteurs de Lumière d'éclairer jusqu'au dedans du caverneux en dépliant, en expliquant, en explicitant ; ce à quoi nous invite Platon / Allégorie de la Caverne – La République – Livre VII. – seuls moyens de rendre intelligible et précis ce qui ne l'était point dans le monde sensible, physique et matériel, instable, frénétique, superficiel et fugace comme le sont les ombres.
Le philosophe (l'ami des savoirs) ébrèche, ébranle les sombres labyrinthes construits sur des excès de certitudes aux implications douteuses et dangereuses pour les partisans de l'ouverture à autrui, de l'altérité.
En vue de décloisonner, il lui faut pratiquer le dé-pli et l'accompli tel un art, origami intellectuel qui ne se fait esthétique et éthique qu'en transformant et en informant sous de nouveaux éclairages empreints de finesse (allusions aux monades précitées).
 En défendant le mouvement qui permet techniquement la diffusion des lumières contre toute fixation obsessionnelle, on rend possible et autorise la libre circulation d'émotions partageables par la discussion, par l’art du dialogue, si chère à Platon pour nous extraire des caverneuses opinions dogmatiques et bâtir, in fine, une véritable architecture intellectuelle. Si l'émotion est limitée ou muselée dans les situations de Diktat, c'est justement parce que son principe même, ici interdit, est le mouvement.
Or, l’éthique (le souci de l'autre) pour E. Levinas est ce qui est en nous, mais ne vient pas de nous.
En ce sens elle est é-motion ( du latin ex-movere : exterioriser le mouvement de l'âme)!
A priori, et spontanément, nous aurions cette fâcheuse tendance à persévérer égoïstement en notre être, dans notre « inter-essement » ou conatus essendi selon le mot de B. Spinoza aussi longtemps que la lumière, cette étrangère, n'interrompt pas cet état, et ne vienne enfin nous « des-inter-esser », nous scinder, nous scier, nous ex-halterer (c'est-à-dire nous extraire de nous-même en direction d'autrui) ! Le « visage » éclatant et éblouissant de l’Autre nous fait ainsi effraction et interpellation, nous inquiétant, nous dé-rangeant, nous émouvant stricto sensu.
« Sans émotions, il est impossible de transformer les ténèbres en lumière et l'apathie en mouvement.. » C.G. Jung.
Nous voici positivement ou méchamment émus, quoi qu'il en soit, en chemin d'Altérité par la grâce de ce tremblement ontologique qui sonne telle une délivrance.  
Cette liberté de mouvement et d'ex-pression symbolisable par la célérité dont Einstein parlait, est indispensable à la distinction des objets, des sujets et des référentiels alors que dans les ténèbres, trône la confusion, non la complexité, mais les complications Kafkaïennes nous immergeant dans l'immonde et l'amorphe.
Certains mécanismes sinueux et poussiéreux de la techno-bureaucratie n'ont-ils pas planifié les plus terribles et meurtrières industries, au service du chaos !
 
La Genèse ne manque d'ailleurs pas d'évoquer la naissance de l'ordre libérateur par opposition à l'originel informe, grâce à la séparation entre l'abîme (le tohu vavohu) et l'éclat qui permit la structuration de l'univers, l'organisation de la matière ainsi distincte, et la naissance de la vie, extirpée de la mort et de l'inerte comme l'est l'Homme curieux, ouvert et éclairé, de son égotisme absurde.
Les ténèbres sont des lieux tourmentés sans espace, ne s'y agitent que des velléités a contrario de la lumière, qui elle, est espace sans lieu, libre de toute assignation, atopique, source de création, d'action et donc de volonté !
 
La troisième cause d'obstacle à l'éclairement peut être que la lumière, bien que résidant infimement au cœur des plis assombrissants et assourdissants, ne peut aisément s'en affranchir absorbée, attirée même, et retenue par une gravitationnelle séduction propagandaire, culte scandaleux de l'indigence morale et intellectuelle.
La clarté ne peut aisément rayonner et sombre in fine dans le trou noir liberticide et totalisant qui dévore et ravale toute matière et tout esprit sans dissociation.
Tout y est si lourd et comprimé que l'impondérable empêche le respondere, le droit de réponse ainsi que le principe responsabilité inhérent à l'équilibre des droits et des devoirs que, par analogie, nous nommerions, en physique, l'équilibre des forces électrique et magnétique.
L'émission des idées claires et nuancées qui sont fondements des justes jugements, est empêchée au profits de l'inanité.
Le trou noir attractif bien que totalitaire est le geôlier de la lumière pour ne surtout pas être son gardien et son garant. La lumière y est ténue ou bien trop subtile, imperceptible ou voilée par la gravité ambiante – véritable broyeuse d'existence, d'affects et de raisons. « Pour mettre la raison sur la voie de la vérité, il faut commencer par tromper les ténèbres qui ont nécessairement précédé la lumière » G. Casanova / Mémoires.
 
Malheureusement, ce sont souvent les ténèbres qui trompent notre raison annihilant toute pondération lorsque nous sommes séduits et illusionnés par les gouffres mystérieux qu'ils nous suggèrent.
Ne sommes-nous pas de la sorte âpés par l'irrésistible beau brun ténébreux, sinon par cette femme fatale, figure orientale de la Mort, Reine et Dame du jeu existentiel d'échec ou de poker menteur, cruel et délicieux, sadique et masochiste ? Sur l'échiquier du temps, Eros et  Thanatos dansent ou livrent bataille !
Nous comprenons désormais à quel point il est ardu de rester lucide en déjouant le côté ludique et obscur de la force quand Yoda et Dark Vador se disputent un fils spirituel qui peut être soit le phosphoros, le Lucifer de la mythologie gréco-romaine accomplissant le bien par l'expansion des nobles savoirs, soit le Lucifer du Livre d’Hénoch, archange déchu pour avoir orgueilleusement défié Dieu en vantant une connaissance supérieure du Bien et du Mal, de la Vie et de la Mort. Ce fils des Temps n'est-il pas magnifiquement et dangereusement prométhéen ?!
Cette terrible et malheureuse histoire du conflit entre les ténèbres et la lumière, entre le feu destructeur ou vital, commence en chacun de nous, in utero sans-doute...
Ce qui est profondément obscur, a priori méconnu en nous-même, est ce méandre de pulsions vitales d’auto-conservation et d'agressivité, de prédation et de victimité qui agit sous-jacemment à notre conscience dès que nous venons au monde.
Cette force naturelle est à la fois le moteur et le coffre de nos affects, cette résonance à la croisée de ce qui se génère en nous et de ce que nous sentons et captons du monde extérieur.
Emplis de cette pensée préverbale ou averbale, encore inéclairée par le sens, la rationalité du langage (logos), nous nous convulsons, entre mythe, fantasme et réalité, pour trouver les mots et soigner nos maux. Le pire d'entre eux, médaillé de l'excellence pathogène, étant la peur de la mort, ce qui fait dire à J.W. Von Goethe / Le Divan Occidental-Oriental:
« Tant que tu n'auras pas compris ma sentence : « meurs et deviens !», tu ne seras qu'un hôte obscur sur la terre ténébreuse. ».
Et G. Greene / Le Troisième Homme, d'ajouter :
« Tandis qu'un animal se tapit dans le noir pour mourir, un homme cherche la Lumière. Il veut mourir chez lui, dans son élément, or les ténèbres ne sont absolument pas son élément. »
Il peut dès lors sembler évident que la première façon de dissiper les nuées polluantes de nos peurs et frayeurs ancestrales pour réintroduire de la lumière quand les ténèbres envahissent les Hommes, est de s'éduquer à la vie en apprenant à mourir. Si détruire les ténèbres est impossible, il faut espérer qu'il soit en notre pouvoir de les apprivoiser pour les domestiquer au grand jour.
                                                                                                                     
« En tout Homme résident deux êtres : l'un éveillé dans les ténèbres, l'autre assoupi dans la lumière » Khalil Gibran.
Ory Lipkowicz.