Conférence donnée en 2010 au Centre Culturel et d'Etude Edmond Fleg, Paris VIe Arrondissement.
Tout homme a une certaine idée plus ou moins
précise de son Bonheur, parfois même de celui de son prochain. Être heureux,
accéder à sa représentation du Bonheur, est ce que chacun Désire le plus
chèrement, non en vue d'une autre chose, comme le Désir d'argent ou de luxe qui
sont moyens de vivre certains plaisirs. L'aspiration au Bonheur est qualifiable
d'entéléchie, en soi et pour soi, à la fois cause initiale et cause finale !
Cela dit, une telle définition, explique aisément
que les Hommes s'entendent si bien sur le mot et pourtant si peu sur la chose.
Le Bonheur est-il donc seulement un digne mot ou une concrète chose ? Et s'il
n'est ni l'un, ni l'autre, comment l'atteindre ?
D'ailleurs, il suffit de penser au Bonheur pour
constater son indéfectible absence et si d'emblée, il eût été présence,
serions-nous là, en train de le philosopher, de le filer comme le fit Ariane,
dans le labyrinthe de nos avatars et vicissitudes ? Aussi, le raisonner, le
penser, entretenir son idée, c'est tâcher d'affaiblir ce minotauresque
dévorateur de vie ou d'arraisonner ce piratique malheur pour mieux panser les
plaies purulentes de l'esprit et du corps mûrissants. La philosophie,
dissidente d'Hadès, se veut être médecine de l'âme et prodiguer, loin du
Tartare, quelques soins au Sisyphe qui s'épuise en chacun de nous.
Il apparaît dès lors que philosopher le Bonheur
est tentative de com-penser le manque que nous révèle sa quête. Telle est du
moins l'intuition poursuivie par Platon dans Le Banquet. A sa suite, le
stoïcien Sénèque précisa en son ouvrage De la Tranquillité de l'Âme que
: « La philosophie enseigne à faire, non à dire. ». Il y déclara
: « Vide est le discours du philosophe s'il ne contribue point à
guérir la maladie de l'âme. », tant il est vrai qu'il est si mal à dire
et tellement meilleur de le gai rire...
De toute façon, le Bonheur n'est pas encore, sa
triste et ludique nature est d'être à venir. Platon le remarque très justement
: « On Désire non la santé ou la richesse qu'on a, mais leur continuation
que l'on n'a pas. ». Par conséquent, tout Désir est Désir d'absence...
Inextricable écueil où nous agrippe le Désir
d'être heureux puisque ce Désir, plus que tout autre, est manque, et même
inévitablement manquement. L'acte manqué du Bonheur est expression de son
refoulement, de sa rétent(s)ion (par le Sur moi culpabilisateur). Nous manquons
toujours de ce dont nous Désirons, puisqu'on ne peut jamais Désirer ce que nous
avons. Ce processus elliptique de ratage nous condamne à la souffrance, car dès
que nous obtenons satisfaction du manque, nous ne Désirons plus alors que subrepticement
la tristesse, la morosité prend aisément place d'une satiété aussitôt évincée. Post
coïtum animal triste, film de Brigitte Rouan.
Sartre dans L'Être et le Néant ne se prive
de nous en angoisser lorsqu'il écrit : « Le Désir est manque d'être, il est
hanté en son être le plus intime par l'être dont il est Désir. ». Si nous
sommes ainsi possédés par le diable objet insatisfiable du Désir, il nous
faudra combattre la dislocation psychique dont il nous menace ! Seule une
réflexion exhortant à la libération, ne procurant aucune grâce à tous ces
fantômes qui, tels des dibouks harcèlent nos corps pour incarner leurs
hantises, peut nous en exorciser.
Mais avant cette heure, comble du tourment,
puisque le Bonheur nous manque quand nous souffrons et que nous nous ennuyons
quand nous ne souffrons plus. La souffrance est le manque du Bonheur, l'ennui
son absence ! L'être humain aurait donc bien du plaisir à souffrir et souffre
ainsi de ne pouvoir garantir l'épreuve renouvelée du plaisir. Sur ce point,
Schopenhauer conclut dans Le Monde comme Volonté et Représentation :
« L'existence oscille comme un pendule de droite à gauche, de la
souffrance à l'ennui. ». Nous ferions d'excellents masochistes pour mieux
supporter la trique du sadique dilemme et « l'Homme dissipe son angoisse
en inventant des malheurs imaginaires » ponctue Raymond Queneau dans Le
Chiendent.
Entre souffrance du manque et indifférence de la
possession, la vue faisait le Bonheur de l'aveugle, mais non le nôtre, et pire
: la mort ou la fuite de l'être cher, rompt un Bonheur que sa présence était
alors incapable de produire. Aussi, la passion d'Iseult ne se nourrit-elle que
du manque de Tristan ! Comment pourrait-il y avoir d'amour heureux ou, au contraire, de Bonheur
sans amour ? Serait-ce comme le pense Schopenhauer qu'il est en la nature de
l'Homme d'aimer quelque peu la souffrance ? « Tout vouloir a pour principe
un besoin, un manque, donc une douleur. ».
Liant Platon à Schopenhauer, nous sommes rendus en
cette insolite et provisoire conclusion que la douleur, symptôme du manque à
Désirer est genèse en même temps qu'avortement du plaisir. Bref, le Désir est
cette onde qui s'écoule sans cesse dans le tonneau des Danaïdes !
Pourtant, Rousseau, au début de La Nouvelle
Héloïse nous souvient : « Malheur à qui n'a plus rien à Désirer ! Il
perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient
que de ce qu'on espère. », et Marcel Proust de le suivre : « Le
Désir fleurit, la possession flétrit toute chose. » dans Les Plaisirs
et les Jours.
Henri Barbusse ne disait-il point : « Le
Bonheur, cette chose qui n'existe pas et qui pourtant un jour n'est
plus. ».
Pascal au cœur de ses Pensées : « Nous
ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; et nous disposant toujours à
être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais (….) Tout le
malheur vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer au repos
dans une chambre. ». Rien n'est si insupportable à l'Homme que d'être au
plein repos sans passion, sans affaire, sans divertissement, précisément parce
qu'il sentirait alors son insignifiance, son insuffisance, sa dépendance, son
impuissance à braver la blessure narcissique qu'est sa scandaleuse finitude.
C'est la raison pour laquelle, ne pouvant agir heureux, il s'agite en se
divertissant car le divertissement qui n'est pas le Bonheur est tout de même la
dénégation de son absence. Pascal avait raison sans doute affirmant que les
Hommes se distraient à seule fin d'oublier qu'ils ne sont pas heureux,
échappant si peu et maladroitement au pendule du pessimiste Schopenhauer ainsi
qu'aux horloges de l'abuseur Surréaliste !
Toujours Pascal en ses Pensées : « Car
enfin, qu'est-ce que l'Homme dans la Nature ? Un néant à l'égard de l'infini,
un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. ».
L'âpreté de toute condition humaine vient, en
l'occurrence, de ce que par intuition ou conception, tout homme sent bien ou
sait vraiment, qu'être un milieu ce n'est justement pas être le centre. L'exil
intérieur auquel nous condamne l'illimité du Désir fait de tout Homme l'être
orbital d'un autre que lui. Entre la valse ampoulée de Strauss, la valse
ricaneuse, à mille temps, de Jacques Brel et le tango argentin, nous dansons,
tournons enlacés ou lassés, au bal des ridicules esclaves du rythme des
volitions.
Epuisés, rien qu'à l'idée d'avoir à danser,
déciderions-nous plutôt de vivre inerte telle une pierre, ce qu'augure Socrate
dans Gorgias de Platon, ou bien selon le choix de son sophiste
adversaire Callicles, virevolterions-nous tel le pluvier fienteur, condamné à
la boulimie du Désir dont nous viderions aussitôt la substantielle satisfaction
?
Mythe ou réalité, l'exclusion du jardin des besoins
satisfaits : Eden, nous a définitivement décentrés à mille lieux : condamnation
à l'errance, à l'air rance et au labeur, la peur pour extraire sa pitance.
Narcissiquement ébréché, honteux de sa nudité, l'humain est désormais voué à
déguiser son indigence et à divertir cette nouvelle compagne, sadique elle
aussi, insatiable, capricieuse, vorace et choquante : la Mort ! A sa condition
de mortel, se greffe celle de coupable, depuis que pour combler nos Désirs
issus des saveurs complexes du fruit défendu de l'Arbre de la connaissance du
Bien et du Mal, le Caïn qui est en nous, assassina l'innocence, le candide Abel
qui exhalait insupportablement les fragrances nostalgiques de l'Éden perdu.
Enfin, nous voici désormais redevables d'avoir de si peu survécu au Déluge et
nous faut aussi mériter de vivre, gagner sa vie encore un peu pour avoir un
droit exsangue de jouir avant de mourir, d'atteindre le repos (Noah) éternel.
Le culte illusionniste et rhétorique idéalisant du
langage se voit relayé par une culture « termale », sorte de cure
nominaliste. Sur le réalisme platonnicien, Guillaume d'Ockham passe son rasoir
: « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que n'en peut rêver
votre philosophie. » dixit Hamlet dans la célèbre pièce du
même nom par Shakespeare – Le protagoniste y pourfend les conventions
étouffantes de la cour et lutte en sorte que les termes qui s'y murmurent aient
un sens qui puisse le sortir de sa folie, qui puisse libérer ce royaume damné
et marqué de son insidieuse torpeur ! Et Wittgenstein de rendre un hommage au
prince de Danemark lorsqu'il critique et escrime, fine lame, dans le Tractacus
Logicophilosophique, l'imposture, l'usurpation sémantique des mots de la
philosophie qui ne peuvent rien dire !
La foliesophie mène plus sûrement au Bonheur réel,
certes moins séduisant que son pendant illusoire et sophistique !
Le Zarathoustra, l'ami de Nietzsche, à l'évidence
messager de Dionysos, serait en mesure de nous délivrer, grâce au déploiement
de la phronesis, des maux du Devenir, de ce Bonheur théorique pris entre
le « pas encore » et le « pas déjà », d'une satisfaction
constamment reculée, cascade d'abstractions ! Avec lui, évadons-nous !
Echappons à ces définitions paradoxales du Bonheur qui ressemblent tant à celle
que Saint-Augustin, dans les (Les) Confessions, en donna du Temps :
« Cet Être non-Être. ».
Freud dans Souvenir d'Enfance de Léonard de
Vinci, célèbre l'aptitude technicienne, inventive et poétique de l'artiste
à sortir de l'infernale dialectique de confrontation entre le principe de
réalité et le principe de plaisir. Le créateur façonne un Bonheur accessible en
détournant la dure réalité de sa lividité quotidienne par la recherche et
l'accomplissement du beau. Il ne s'agit pas de nier la réalité mais de la
transfigurer. L'imaginaire transforme les turpitudes, tourments et souffrances
de l'artiste en expression sublimée. Que la création artistique ait ou non pour
origine le malheur, elle rend heureux, quelle que soit de la durée de cette
heureuse sensation.
Au fond, il nous faut abolir la niaise espérance,
la inertie en laquelle elle nous plonge, consacrant ce Bonheur conceptuel,
purement illusoire. Telle est l'exigence matérialiste formulée par le Bonheur
réel. Cesser de croire et de poursuivre la félicité de la sophia : la
fortune, la gloire éternelle, le prince charmant qui font souvent de la
béatitude la bête attitude, sorte de spiritualité béotienne, surface
séduisante, attractive de la morbide et infernale spirale que nous évoquions !
Sénèque, encore dans De la Tranquillité de l'Âme : « Il vivra mal
celui qui ne saura pas bien mourir. », et aussi Platon dans Le Phédon
: « Philosopher, c'est apprendre à mourir ! », ou encore Montaigne au
commencement des Essais : « Qui apprendrait aux Hommes à mourir
leur enseignerait l'art de vivre. ».
Ces philosophes nous suggèrent ici la voie d'une
libération qui n'est empruntable qu'à la condition d'une déception des mythes
et fantasmes de toute puissance ! Destitution et émancipation qui exigent la
nécessité du deuil de nos illusions coupables, celles dont avait autrefois
parlé Freud lorsqu'il évoquait outre, le triptyque du péché originel, celui de
l'humiliation anthropologique : la Terre n'est plus le centre de l'univers depuis
Galilée, l'Homme est le parent du singe à cause de Darwin et tout homme est
plus ou moins fou affirme la parole
psychanalytique. Comment être pleinement heureux si « le Moi n'est pas
maître en sa propre maison. »? - Encore une maison hantée par ces dibouks
que nous mentionnions...
Ces deux triptyques expliquent à eux-seuls fort
bien comment et pourquoi l'idée du Bonheur en tant qu'état était un mythe aussi
causalement nécessaire que dangereux.
Max Weber affirmait que philosopher c'était
désenchanter le monde, le désillusionner, le désensorceler. Oserions-nous même
dire : le dé-Harry Potteriser ? Ce processus redonnerait à l'Homme son droit à
la nudité assumable, à l'authenticité. Mais pour ce faire, nous nous devons
préalablement de mourir une certaine catégorie d'opinions, d'en finir avec la
peur d'être seul, parce qu'excentré, de quitter définitivement quelques
aliénants rapports avec la matière, en transcendant la dialectique mortifère de
l'Être et de l'Avoir, puis ultimement de domestiquer, d'apprivoiser notre
finitude spatiale et temporelle en acceptant sereinement de renoncer à la
tentation délirante de consommer le fruit absolument proscrit de l'Arbre de Vie
: l'Éternité.
« Bonne » voulant dire : qui nous
procure du bien, cette heure exacte qu'il ne faut tâcher de saisir ailleurs
qu'en elle-même (chercher midi à 14 heures), qui est juste au sens de modérée,
de mesurable, d'équitable, dénuée de tout remord, de tout regret, de toute
culpabilité. L'heure bonne est authentique dans la mesure où elle n'est pas
masquée par le trompeur et l'amuseur divertissement pascalien. Sa vérité est
une nudité sans honte, un bénéfice sans retour de balancier, un profit sans
abus, un acte sans agitation, une vivacité sans morbidité, un Désir sans
épreuve de peine et de force.
Cette heureuse est au contraire de Chimène clamant
dans Le Cid de Corneille : « Et dans ce grand Bonheur je crains un
grand revers. ».
Philosopher, c'est cesser de craindre,
c'est-à-dire, chercher et apprécier un petit Bonheur sans grand ni petit revers
et nous voici invités à la table d'Épicure... au milieu de son jardin au
nord-ouest d'Athènes.
Dans Lettre à Ménécée, Le maître nous
convie à cheminer (methodein) dans le Tétrapharmakos indiquant
clairement que pour accéder au Bonheur, il nous faut cesser de craindre les
Dieux, cesser aussi de craindre la Mort et apprendre à supporter la douleur
nécessaire pour mieux écarter ou éviter les souffrances inutiles et contingentes.
Ce n'est qu'en ces trois conditions que s'ouvre la voie non pas des plaisirs
mais du Plaisir pérenne : l'Ataraxie et l'Aponie.
Épicure élabore ainsi la Zététique, qui consiste
en une hiérarchie des Désirs des plus associables au Bonheur aux antithétiques
de ce dernier : les Désirs naturels et nécessaires, naturels mais non
nécessaires et les plus périlleux, les Désirs vaniteux, ni naturels, ni
nécessaires. Il ne s'agit pas, comme il en est des stoïciens de renoncer au
Désir mais d'apprendre à distinguer ce qu'il est bon ou dangereux de Désirer.
Se prémunir des Désirs illimités par la critérisation des justes objets du
Désir est l'alchimique translation de l'hédonisme en eudémonisme.
Seulement, parvenir à conjurer les craintes
entravant l'accès au Bonheur nécessite, en plus, d'être libéré de l'enfer
expectatif du Devenir, de s'affranchir également d'une certaine catégorie de la
relation à l'Autre, si ce n'est-même d'une sociétale et sociable altérité
souvent aliénante et coercitive, évoquée par Sartre dans L'Être et le Néant
ou bien qu'il fait parler en sa pièce Huis Clos : « Ma chute
originelle, c'est l'existence de l'autre. », « L'enfer c'est les
autres. ».
Epicure avait intuitionné en sa quête l'infernal
autrui en conjuguant autarkeia et ataraxia au point de les
indexer l'un à l'autre. Le sage n'est libre qu'affranchi de sa dépendance
hétéronome. Notre Bonheur serait jouissance autarcique, non pas en tant que
prisonnier conscient ou non d'un solipsisme subjectiviste mais en qualité
d'être le plus possible non affectable par la présence pathogène d'autrui !
Attention ! Il ne s'agit nullement du rêve mensonger de la solitude heureuse
sur son île déserte; Michel Tournier nous en dépeint l'amer et même
insupportable portrait dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique.
Robinson y crève d'isolement, en pleine débâcle du corps et de l'esprit,
vaincus, dévorés par la décrépitude lancinante d'une Libido en extinction causée par une absence totale d'altérité.
A l'inverse, est-il seulement possible d'être
heureux au sein d'un tissu, d'une toile sociale en laquelle il est presque
évident que nos libertés sont captives et massicotées, où nos névroses
s'entrepiètent quotidiennement de la cellule familiale à l'échelle de la
nation, de la nation au monde ? Comment être heureux lorsque Hobbes dans Léviathan
affirme : « l'Homme est un loup pour l'Homme. »? Seul et plus souvent
en meute, nous subissons ou faisons pâtir autrui d'injustice, de débordements,
d'invasion et de défiance ! L'« animal politique » d'Aristote est un
saigneur monstre polytique, animé de mal ! La foule des caustiques est
irrémédiablement convulsive, informe, pulsionnelle et violente même quand les
bonnes lois interdisent mais n'empêchent point ! Pire encore lorsqu'elles sont
originellement tyranniques, Rousseau en exprime le désarroi dans le Discours sur l'Origine et les Fondements
des Inégalités parmi les Hommes : « L'Homme est né libre cependant que
partout il est dans les fers ».
Si l'autarcie épicurienne n'est réalisable que
dans le jardin de Candide, sur les sommets Himalayens des moines tibétains ou
sur les cimes de Nietzsche en Ecce Homo : « Philosopher consiste à
vivre volontairement dans les glaces et sur les cimes, à rechercher tout ce qui
dans l'existence dépayse et fait question. », de quelle miraculeuse façon
être librement heureux dans la plaine - « vallée des ombres
multiformes de la plèbe » : le Géhenne socioéconomique ?
Stuart Mill dans De l'Utilitarisme, propose
de transformer la passive espérance de l'Epithumia (Désir-espérance de
l'à-venir) stoïcienne en action conforme au principe d'utilité publique propre
à la société de son temps. Même si les plaisirs relevant des facultés
supérieures de l'individu - facultés de l'esprit, sont préférables aux plaisirs
simplement charnels, il s'agira de veiller à cultiver la capacité d'harmoniser
sa quête personnelle de Bonheur avec la matière et l'esprit que nous en prépose
la structure socio-économique. Bonheur privé et bien public verraient de
facto leur distance réduite. Dans une société de consommation, il serait en
effet utopique et maladif d'espérer pour soi et autrui le règne de son
contraire.
Consommer est agréable et utile au bon
fonctionnement d'une telle économie et nous procure selon l'objet, agréments
culturels ou plaisirs sensuels. La polytique repue cesserait au moins son infâme et pernicieux
parasitage, au Bonheur, si nuisible ! La
réplétion industrielle et populaire induite par le célèbre, cruel et impérial :
« panem, sanguineum et circenses ! » de Juvénal référant à l'Empereur
Auguste, consacre l'instauration d'un certain ordre du bien vivre ensemble,
indiscutable habileté politique.
Ce n'est point là le Bonheur espéré de Saint
Juste, à croire que le Bonheur n'était pas une idée si neuve en Europe ! Le
singulier divertissement pascalien s'est mué séant en jouissance collective,
républicaine ou totalitaire, – spectacle dramatique : comédie ou tragédie de la
modernité. Etre heureux, est-ce se rendre util(e)isable ?
Alexandre Kojève au sein de Introduction à la
Lecture de Hegel exprime que nous sommes chacun pris dans un mimétique
plaisir du Désir qu'a l'autre; René Girard dans La Violence et le Sacré, de corroborer : « Le Désir est
essentiellement mimétique, il se calque sur un Désir modèle. ». En ce
sens, être heureux c'est accepter la convergence des Désirs autant que
l'uniformisation de leurs modes de satisfaction au sein d'une société donnée au
risque sinon de se voir désigner bouc émissaire sacrifié de la logique
implacable et binaire du « avec nous ou contre nous » ! Un Cœur
Intelligent d'Alain Finkielkraut, à propos de la lecture de Histoire
d'un Allemand de Sebastian Haffner, nous
raconte pertinemment « l'étrange et envoûtant Bonheur d'une
annihilation de sa personne dans la promiscuité militaire. » (que taire,
qui faire taire?), la loi du tous pour Un ou du Un au-dessus de tous ! Il y
aurait donc « un Bonheur à se fondre dans la masse. ». La foule
joyeusement se défoule puis férocement
refoule ceux qui ne peuvent ou ne veulent s'anonymer en elle !
Il y a donc autant de conceptions et de vécus du
Bonheur qu'il y aurait de formes différentes de structures
socio-politico-économiques. Si l'Homme, selon le propos de Spinoza dans le
Traité Théologicopolitique, n'est pas un empire dans un empire, il en
est précisément de même pour l'individu en son histoire et géographie.
En somme, pour être heureux, faudrait-il
déculpabiliser d'être un bourgeois dans une société matérialiste et bourgeoise
?
Au fond, le Bonheur pourrait bien n'être que le
bien-être : le confort, forme matérialisée du sentiment certes pusillanime mais
au combien pragmatique de sécurité. Soyons courageusement lâches ! Proclamons
un droit à un Bonheur libéré de la hantise révolutionnaire de la sécurité soit
à un Bonheur harmonieusement libre d'être simplement bien, hors de l'imperium
ultra-libéral et individualiste de toujours plus de jouissance égoïste,
d'onanistes orgasmes sociaux perdus dans la commune-nication. Un droit
également affranchi du joug de l'injonction orthodoxe religieuse communautariste
ou collectiviste révolutionnaire, rassurément planificatrice, quoi qu'il en
soit, moraliste et castratrice de nos joies et plaisirs !
Que ceci n'empêche nullement la personne digne qui
refuse l'anonymat totalitaire, de profiter cyniquement des productions de biens
sensibles ! Elle le peut tout en travaillant philosophiquement à s'élever
au-dessus de leurs dépendances. Le philosophe en tengeance avec la foule peut
choisir non de changer ou de contrôler le devenir du Monde, mais plus
modestement de se maîtriser en spiritualisant, en humourant son rapport à
Autrui et à la Matière ! N'est-ce pas un peu de la morale provisoire de
Descartes en introduction conclusive du (Le) Discours de La Méthode ou
de l'audacieuse proposition d'Epictète dans Manuel ?
Accéder au Bonheur nécessite de savoir délier,
dé-lire(r) notre inféodation à ce qui arrive, seule façon d'élire une relation
neuve à notre monde, non naïve mais drôle et innocente ! « Être libre
c'est savoir danser dans les chaînes. » disait Nietzsche... L'aliéné ne
sait pas danser, il ne sait que piétiner ou se faire piétiner par trop de
piété. L'homme, heureux et libre, parvient à esquiver, resquiller d'un zeste,
amer et bon, l'analgésique, l'anesthésiante passivité consumériste, autant que
la véhémente, l'hypnotique agitation utopiste et totalitaire de l'Idéologie,
qu'elle soit paradigmatique ou contre-paradigmatique. Cette fraude est
l'honnête et drôle attitude permettant d'atteindre le fameux juste milieu
caractérisant la vertu aristotélicienne.
L'heureux, ne peut pas être un demeuré en ses
peurs ou certitudes; il est ce voyageur, ce passe-passeur, cet hébreu qui rit (Yitz(r)aak)
de ses malheurs sans les railler, sans dé-railler, qui tel ce roi-fou et ce
fou(t) du roi (melekh-lémekh), saisit, en la meilleure ou pire des situations,
l'opportunité d'un mazal tov (makom, zman, lashon,) :
l'humour : relativisation, par la plaisanterie, de notre conscience de l'espace
et du temps, de ce qui nous arrive, de ce qui nous attend. Tel est le langage
créateur de vitalité - concept de l'élan vital développé dans L'Evolution
Créatrice de Henri Bergson) émergence d'un espace-temps proportionné à
notre convenance, y cultivant des instants sages et joyeux sans infatuation.
En vous narrant ce soir une certaine aventure du
Bonheur, j'espère bien avoir fait un malheur !
Professeur O.A.
Lipkowicz
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