dimanche 7 octobre 2012

Philosophie et Bonheur

Conférence donnée en 2010 au Centre Culturel et d'Etude Edmond Fleg, Paris VIe Arrondissement.



Tout homme a une certaine idée plus ou moins précise de son Bonheur, parfois même de celui de son prochain. Être heureux, accéder à sa représentation du Bonheur, est ce que chacun Désire le plus chèrement, non en vue d'une autre chose, comme le Désir d'argent ou de luxe qui sont moyens de vivre certains plaisirs. L'aspiration au Bonheur est qualifiable d'entéléchie, en soi et pour soi, à la fois cause initiale et cause finale !

 
Ainsi, le Désir du Bonheur n'est guère modal comme il en est des autres Désirs, mais relève d'une ipséité, d'une auto-finalité. Il est ce Désirable absolu, cette ultime satisfaction vers laquelle tend toute autre quête de satiété. Le Bonheur est ce but sans but (cette fin dépourvue de finalité), ce contentement sans dividende, sans reste. Aristote dans Éthique à Nicomaque le nommait : « Souverain Bien. ».

Cela dit, une telle définition, explique aisément que les Hommes s'entendent si bien sur le mot et pourtant si peu sur la chose. Le Bonheur est-il donc seulement un digne mot ou une concrète chose ? Et s'il n'est ni l'un, ni l'autre, comment l'atteindre ?

 
Quoi qu'il en soit de sa réalité, cette fin est l'enjeu de tout choix, de toute action. Le Bonheur est ce pour quoi nous accomplissons tout ce qui n'est pas lui. Il n'est donc ni modal ni instrumental, ce qui implique étrangement qu'il ne sert à rien, néanmoins servant métaphysiquement l'appétence perfectionniste de l'âme. Sans lui, nous ne pourrions espérer en finir avec la question du Désir, choisissant indéfiniment une chose en vue d'une autre, rendant ainsi tout objet de Désir volatile, sempiternellement, vain et futile. Cette poursuite sans repos des plaisirs nous en éloignerait sans cesse : devenu sorte d'horizon absurde nous transformant tous en Don Quichotte existentiel.

D'ailleurs, il suffit de penser au Bonheur pour constater son indéfectible absence et si d'emblée, il eût été présence, serions-nous là, en train de le philosopher, de le filer comme le fit Ariane, dans le labyrinthe de nos avatars et vicissitudes ? Aussi, le raisonner, le penser, entretenir son idée, c'est tâcher d'affaiblir ce minotauresque dévorateur de vie ou d'arraisonner ce piratique malheur pour mieux panser les plaies purulentes de l'esprit et du corps mûrissants. La philosophie, dissidente d'Hadès, se veut être médecine de l'âme et prodiguer, loin du Tartare, quelques soins au Sisyphe qui s'épuise en chacun de nous.

 

Il apparaît dès lors que philosopher le Bonheur est tentative de com-penser le manque que nous révèle sa quête. Telle est du moins l'intuition poursuivie par Platon dans Le Banquet. A sa suite, le stoïcien Sénèque précisa en son ouvrage De la Tranquillité de l'Âme que : « La philosophie enseigne à faire, non à dire. ». Il y déclara :  « Vide est le discours du philosophe s'il ne contribue point à guérir la maladie de l'âme. », tant il est vrai qu'il est si mal à dire et  tellement meilleur de le gai rire...

De toute façon, le Bonheur n'est pas encore, sa triste et ludique nature est d'être à venir. Platon le remarque très justement : « On Désire non la santé ou la richesse qu'on a, mais leur continuation que l'on n'a pas. ». Par conséquent, tout Désir est Désir d'absence...

 

Inextricable écueil où nous agrippe le Désir d'être heureux puisque ce Désir, plus que tout autre, est manque, et même inévitablement manquement. L'acte manqué du Bonheur est expression de son refoulement, de sa rétent(s)ion (par le Sur moi culpabilisateur). Nous manquons toujours de ce dont nous Désirons, puisqu'on ne peut jamais Désirer ce que nous avons. Ce processus elliptique de ratage nous condamne à la souffrance, car dès que nous obtenons satisfaction du manque, nous ne Désirons plus alors que subrepticement la tristesse, la morosité prend aisément place d'une satiété aussitôt évincée. Post coïtum animal triste, film de Brigitte Rouan.

Sartre dans L'Être et le Néant ne se prive de nous en angoisser lorsqu'il écrit : « Le Désir est manque d'être, il est hanté en son être le plus intime par l'être dont il est Désir. ». Si nous sommes ainsi possédés par le diable objet insatisfiable du Désir, il nous faudra combattre la dislocation psychique dont il nous menace ! Seule une réflexion exhortant à la libération, ne procurant aucune grâce à tous ces fantômes qui, tels des dibouks harcèlent nos corps pour incarner leurs hantises, peut nous en exorciser.

 

Mais avant cette heure, comble du tourment, puisque le Bonheur nous manque quand nous souffrons et que nous nous ennuyons quand nous ne souffrons plus. La souffrance est le manque du Bonheur, l'ennui son absence ! L'être humain aurait donc bien du plaisir à souffrir et souffre ainsi de ne pouvoir garantir l'épreuve renouvelée du plaisir. Sur ce point, Schopenhauer conclut dans Le Monde comme Volonté et Représentation : « L'existence oscille comme un pendule de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui. ». Nous ferions d'excellents masochistes pour mieux supporter la trique du sadique dilemme et « l'Homme dissipe son angoisse en inventant des malheurs imaginaires » ponctue Raymond Queneau dans Le Chiendent.

 

Entre souffrance du manque et indifférence de la possession, la vue faisait le Bonheur de l'aveugle, mais non le nôtre, et pire : la mort ou la fuite de l'être cher, rompt un Bonheur que sa présence était alors incapable de produire. Aussi, la passion d'Iseult ne se nourrit-elle que du manque de Tristan ! Comment pourrait-il y avoir  d'amour heureux ou, au contraire, de Bonheur sans amour ? Serait-ce comme le pense Schopenhauer qu'il est en la nature de l'Homme d'aimer quelque peu la souffrance ? « Tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur. ».

 

Liant Platon à Schopenhauer, nous sommes rendus en cette insolite et provisoire conclusion que la douleur, symptôme du manque à Désirer est genèse en même temps qu'avortement du plaisir. Bref, le Désir est cette onde qui s'écoule sans cesse dans le tonneau des Danaïdes !

Pourtant, Rousseau, au début de La Nouvelle Héloïse nous souvient : « Malheur à qui n'a plus rien à Désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère. », et Marcel Proust de le suivre : «  Le Désir fleurit, la possession flétrit toute chose. » dans Les Plaisirs et les Jours.

 

 
Emma Bovary s'ennuie, lassive d'être parvenue à posséder ce qu'elle Désirait. La morale ou, communément la bienpensance, lui enjoint d'être heureuse ayant tout pour l'être mais sa réalité psychique l'engouffre dans la pénible et vrillante sensation que son existence est achevée si elle ne tâche promptement de vaincre l'ennuyeuse langueur mélancolique, par le dangereux divertissement de la tromperie. Mais au fond, qui trompe-t-elle si ce n'est l'ennui dont elle meurt lentement, si ce n'est sa propre mort intérieure qu'elle tente ainsi de fuir, vainement ? Ce thème résonne autant chez Tolstoï à la vue du (Le) Bonheur Conjugal ; y est dépeint ce couple affreusement heureux, tellement même qu'il s'en inquiète, qu'il s'en détériore et dans le ventre Pantagruélique de la félicité, la digestion tortilleuse de la morne inexistence sans consolation spasme toujours davantage. Et le Bonheur conjugal se mue ainsi en malheur conjural.

Henri Barbusse ne disait-il point : « Le Bonheur, cette chose qui n'existe pas et qui pourtant un jour n'est plus. ».

 

 Est-ce à dire qu'il ne peut y avoir d'expérience possible du Bonheur et qu'il faille ainsi faire le deuil de sa temporalité pendulaire perverse, percutante et blessante ? Nous l'aurons compris : le Désir est inventeur et fragmenteur du temps; la privation qu'il révèle est la condition préliminaire de toute jouissance et en toute jouissance cesse aussitôt le Désir. Instant, certes heureux, apothéose fugace du plaisir qui se dissipe ou se décompose lâchement dans le cliquetis troublant des aiguilles des fameuses horloges molles et dégoulinantes de Salvador Dali.

Pascal au cœur de ses Pensées : « Nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais (….) Tout le malheur vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer au repos dans une chambre. ». Rien n'est si insupportable à l'Homme que d'être au plein repos sans passion, sans affaire, sans divertissement, précisément parce qu'il sentirait alors son insignifiance, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance à braver la blessure narcissique qu'est sa scandaleuse finitude. C'est la raison pour laquelle, ne pouvant agir heureux, il s'agite en se divertissant car le divertissement qui n'est pas le Bonheur est tout de même la dénégation de son absence. Pascal avait raison sans doute affirmant que les Hommes se distraient à seule fin d'oublier qu'ils ne sont pas heureux, échappant si peu et maladroitement au pendule du pessimiste Schopenhauer ainsi qu'aux horloges de l'abuseur Surréaliste !  

Toujours Pascal en ses Pensées : « Car enfin, qu'est-ce que l'Homme dans la Nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. ».

 

L'âpreté de toute condition humaine vient, en l'occurrence, de ce que par intuition ou conception, tout homme sent bien ou sait vraiment, qu'être un milieu ce n'est justement pas être le centre. L'exil intérieur auquel nous condamne l'illimité du Désir fait de tout Homme l'être orbital d'un autre que lui. Entre la valse ampoulée de Strauss, la valse ricaneuse, à mille temps, de Jacques Brel et le tango argentin, nous dansons, tournons enlacés ou lassés, au bal des ridicules esclaves du rythme des volitions.

 

Epuisés, rien qu'à l'idée d'avoir à danser, déciderions-nous plutôt de vivre inerte telle une pierre, ce qu'augure Socrate dans Gorgias de Platon, ou bien selon le choix de son sophiste adversaire Callicles, virevolterions-nous tel le pluvier fienteur, condamné à la boulimie du Désir dont nous viderions aussitôt la substantielle satisfaction ?

Mythe ou réalité, l'exclusion du jardin des besoins satisfaits : Eden, nous a définitivement décentrés à mille lieux : condamnation à l'errance, à l'air rance et au labeur, la peur pour extraire sa pitance. Narcissiquement ébréché, honteux de sa nudité, l'humain est désormais voué à déguiser son indigence et à divertir cette nouvelle compagne, sadique elle aussi, insatiable, capricieuse, vorace et choquante : la Mort ! A sa condition de mortel, se greffe celle de coupable, depuis que pour combler nos Désirs issus des saveurs complexes du fruit défendu de l'Arbre de la connaissance du Bien et du Mal, le Caïn qui est en nous, assassina l'innocence, le candide Abel qui exhalait insupportablement les fragrances nostalgiques de l'Éden perdu. Enfin, nous voici désormais redevables d'avoir de si peu survécu au Déluge et nous faut aussi mériter de vivre, gagner sa vie encore un peu pour avoir un droit exsangue de jouir avant de mourir, d'atteindre le repos (Noah) éternel.

 

 C'est donc la perte du paradis, de l'innocence et de l'immortalité, trois conditions fondatrices du Bonheur dont il nous faudra faire le deuil si nous voulons accéder à un Bonheur qui engendre une Liberté non purement théorique. L'acte prudent du Bonheur se traduit en grec ancien par le terme phronesis. Cette sagesse pratique confère au Bonheur et à la Liberté, une réalité quotidiennement viable, une efficience qui ajoute à l'essence sémantique et préalablement théorique de ces deux mots, une substantielle existence. Là où la sophia trônait au sommet des concepts, dans le céleste palais du théorique, de l'abstrait – cour ratiocinante de la Philosophie, régnant pompeusement sur le monde purement intelligible de Platon, concession éternelle dans le cimetière des idées pures, la phronesis, quant à elle toute terrienne et non régnante, peut gouverner avec circonspection, administrer et cultiver humblement (humus), de manière pragmatique, appliquée, le champs sémantique performatif et fertile des joies et contentements tangibles, concrets et empiriques.

Le culte illusionniste et rhétorique idéalisant du langage se voit relayé par une culture « termale », sorte de cure nominaliste. Sur le réalisme platonnicien, Guillaume d'Ockham passe son rasoir : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que n'en peut rêver votre philosophie. » dixit Hamlet dans la célèbre pièce du même nom par Shakespeare – Le protagoniste y pourfend les conventions étouffantes de la cour et lutte en sorte que les termes qui s'y murmurent aient un sens qui puisse le sortir de sa folie, qui puisse libérer ce royaume damné et marqué de son insidieuse torpeur ! Et Wittgenstein de rendre un hommage au prince de Danemark lorsqu'il critique et escrime, fine lame, dans le Tractacus Logicophilosophique, l'imposture, l'usurpation sémantique des mots de la philosophie qui ne peuvent rien dire !

La foliesophie mène plus sûrement au Bonheur réel, certes moins séduisant que son pendant illusoire et sophistique ! 

 

Le Zarathoustra, l'ami de Nietzsche, à l'évidence messager de Dionysos, serait en mesure de nous délivrer, grâce au déploiement de la phronesis, des maux du Devenir, de ce Bonheur théorique pris entre le « pas encore » et le « pas déjà », d'une satisfaction constamment reculée, cascade d'abstractions ! Avec lui, évadons-nous ! Echappons à ces définitions paradoxales du Bonheur qui ressemblent tant à celle que Saint-Augustin, dans les (Les) Confessions, en donna du Temps : « Cet Être non-Être. ».

 

 Rétorquons aussi à la clameur colérique et accusatrice de Paul Valéry dans Regards sur le Monde Actuel : « Liberté ou Bonheur : l'un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens, qui chantent infiniment plus qu'ils ne parlent. » Zarathoustra, ce sage mi épicurien mi stoïcien, consacre la splendeur d'une jouissance activement cathartique, de celle, esthétique et affective, que l'on peut éprouver dans la création ou la contemplation Artistique – victoire sur la névrose par la sublimation !

Freud dans Souvenir d'Enfance de Léonard de Vinci, célèbre l'aptitude technicienne, inventive et poétique de l'artiste à sortir de l'infernale dialectique de confrontation entre le principe de réalité et le principe de plaisir. Le créateur façonne un Bonheur accessible en détournant la dure réalité de sa lividité quotidienne par la recherche et l'accomplissement du beau. Il ne s'agit pas de nier la réalité mais de la transfigurer. L'imaginaire transforme les turpitudes, tourments et souffrances de l'artiste en expression sublimée. Que la création artistique ait ou non pour origine le malheur, elle rend heureux, quelle que soit de la durée de cette heureuse sensation.

 

 

Au fond, il nous faut abolir la niaise espérance, la inertie en laquelle elle nous plonge, consacrant ce Bonheur conceptuel, purement illusoire. Telle est l'exigence matérialiste formulée par le Bonheur réel. Cesser de croire et de poursuivre la félicité de la sophia : la fortune, la gloire éternelle, le prince charmant qui font souvent de la béatitude la bête attitude, sorte de spiritualité béotienne, surface séduisante, attractive de la morbide et infernale spirale que nous évoquions ! Sénèque, encore dans De la Tranquillité de l'Âme : « Il vivra mal celui qui ne saura pas bien mourir. », et aussi Platon dans Le Phédon : « Philosopher, c'est apprendre à mourir ! », ou encore Montaigne au commencement des Essais : « Qui apprendrait aux Hommes à mourir leur enseignerait l'art de vivre. ».

 

Ces philosophes nous suggèrent ici la voie d'une libération qui n'est empruntable qu'à la condition d'une déception des mythes et fantasmes de toute puissance ! Destitution et émancipation qui exigent la nécessité du deuil de nos illusions coupables, celles dont avait autrefois parlé Freud lorsqu'il évoquait outre, le triptyque du péché originel, celui de l'humiliation anthropologique : la Terre n'est plus le centre de l'univers depuis Galilée, l'Homme est le parent du singe à cause de Darwin et tout homme est plus ou moins fou  affirme la parole psychanalytique. Comment être pleinement heureux si « le Moi n'est pas maître en sa propre maison. »? - Encore une maison hantée par ces dibouks que nous mentionnions...

Ces deux triptyques expliquent à eux-seuls fort bien comment et pourquoi l'idée du Bonheur en tant qu'état était un mythe aussi causalement nécessaire que dangereux.

Max Weber affirmait que philosopher c'était désenchanter le monde, le désillusionner, le désensorceler. Oserions-nous même dire : le dé-Harry Potteriser ? Ce processus redonnerait à l'Homme son droit à la nudité assumable, à l'authenticité. Mais pour ce faire, nous nous devons préalablement de mourir une certaine catégorie d'opinions, d'en finir avec la peur d'être seul, parce qu'excentré, de quitter définitivement quelques aliénants rapports avec la matière, en transcendant la dialectique mortifère de l'Être et de l'Avoir, puis ultimement de domestiquer, d'apprivoiser notre finitude spatiale et temporelle en acceptant sereinement de renoncer à la tentation délirante de consommer le fruit absolument proscrit de l'Arbre de Vie : l'Éternité.

 

 Libéré de ses faux espoirs fous, l'Homme peut enfin entrevoir une expérience du Bonheur à sa mesure, défini non comme état permanent, mais tel l'instant profitable de joie : la simplicité poétique du Carpe Diem d'Horace ! Se dessine alors l'Homme non plus humilié, non plus coupable, mais humble et sage qui ne dissimule plus sa sexualité spirituelle, intellectuelle, esthétique et charnelle en une forêt de concepts abstraits, prétentieux et complexants quelque part dans le royaume un peu pourri de la divine reine sophia.

 
Finalement, pour être heureux, il est essentiel de modifier notre rapport au Temps, de nous exfiltrer d'une temporalité dense et frénétique du Désir passionné et obsédant d'absolu, ou à l'opposé, de s'extirper d'une temporalité discrète voire vide, attentiste et lénifiante intitulée : l'ennui. Le pendule de Schopenhauer était précisément la représentation qu'il fallait quitter (de l'Eden de la Genèse vers la Terre Promise de l'Exode) pour oser une présentation du Bonheur comme jouissance libre de tout balancement, de toute oscillation tragique : la bonne heure.

« Bonne » voulant dire : qui nous procure du bien, cette heure exacte qu'il ne faut tâcher de saisir ailleurs qu'en elle-même (chercher midi à 14 heures), qui est juste au sens de modérée, de mesurable, d'équitable, dénuée de tout remord, de tout regret, de toute culpabilité. L'heure bonne est authentique dans la mesure où elle n'est pas masquée par le trompeur et l'amuseur divertissement pascalien. Sa vérité est une nudité sans honte, un bénéfice sans retour de balancier, un profit sans abus, un acte sans agitation, une vivacité sans morbidité, un Désir sans épreuve de peine et de force.

 

Cette heureuse est au contraire de Chimène clamant dans Le Cid de Corneille : « Et dans ce grand Bonheur je crains un grand revers. ».

Philosopher, c'est cesser de craindre, c'est-à-dire, chercher et apprécier un petit Bonheur sans grand ni petit revers et nous voici invités à la table d'Épicure... au milieu de son jardin au nord-ouest d'Athènes.

Dans Lettre à Ménécée, Le maître nous convie à cheminer (methodein) dans le Tétrapharmakos indiquant clairement que pour accéder au Bonheur, il nous faut cesser de craindre les Dieux, cesser aussi de craindre la Mort et apprendre à supporter la douleur nécessaire pour mieux écarter ou éviter les souffrances inutiles et contingentes. Ce n'est qu'en ces trois conditions que s'ouvre la voie non pas des plaisirs mais du Plaisir pérenne : l'Ataraxie et l'Aponie.

 

Épicure élabore ainsi la Zététique, qui consiste en une hiérarchie des Désirs des plus associables au Bonheur aux antithétiques de ce dernier : les Désirs naturels et nécessaires, naturels mais non nécessaires et les plus périlleux, les Désirs vaniteux, ni naturels, ni nécessaires. Il ne s'agit pas, comme il en est des stoïciens de renoncer au Désir mais d'apprendre à distinguer ce qu'il est bon ou dangereux de Désirer. Se prémunir des Désirs illimités par la critérisation des justes objets du Désir est l'alchimique translation de l'hédonisme en eudémonisme.

Seulement, parvenir à conjurer les craintes entravant l'accès au Bonheur nécessite, en plus, d'être libéré de l'enfer expectatif du Devenir, de s'affranchir également d'une certaine catégorie de la relation à l'Autre, si ce n'est-même d'une sociétale et sociable altérité souvent aliénante et coercitive, évoquée par Sartre dans L'Être et le Néant ou bien qu'il fait parler en sa pièce Huis Clos : « Ma chute originelle, c'est l'existence de l'autre. », « L'enfer c'est les autres. ».

 

Epicure avait intuitionné en sa quête l'infernal autrui en conjuguant autarkeia et ataraxia au point de les indexer l'un à l'autre. Le sage n'est libre qu'affranchi de sa dépendance hétéronome. Notre Bonheur serait jouissance autarcique, non pas en tant que prisonnier conscient ou non d'un solipsisme subjectiviste mais en qualité d'être le plus possible non affectable par la présence pathogène d'autrui ! Attention ! Il ne s'agit nullement du rêve mensonger de la solitude heureuse sur son île déserte; Michel Tournier nous en dépeint l'amer et même insupportable portrait dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique. Robinson y crève d'isolement, en pleine débâcle du corps et de l'esprit, vaincus, dévorés par la décrépitude lancinante d'une Libido en extinction  causée par une absence totale d'altérité.

A l'inverse, est-il seulement possible d'être heureux au sein d'un tissu, d'une toile sociale en laquelle il est presque évident que nos libertés sont captives et massicotées, où nos névroses s'entrepiètent quotidiennement de la cellule familiale à l'échelle de la nation, de la nation au monde ? Comment être heureux lorsque Hobbes dans Léviathan affirme : « l'Homme est un loup pour l'Homme. »? Seul et plus souvent en meute, nous subissons ou faisons pâtir autrui d'injustice, de débordements, d'invasion et de défiance ! L'« animal politique » d'Aristote est un saigneur monstre polytique, animé de mal ! La foule des caustiques est irrémédiablement convulsive, informe, pulsionnelle et violente même quand les bonnes lois interdisent mais n'empêchent point ! Pire encore lorsqu'elles sont originellement tyranniques, Rousseau en exprime le désarroi dans le  Discours sur l'Origine et les Fondements des Inégalités parmi les Hommes : « L'Homme est né libre cependant que partout il est dans les fers ».

Si l'autarcie épicurienne n'est réalisable que dans le jardin de Candide, sur les sommets Himalayens des moines tibétains ou sur les cimes de Nietzsche en Ecce Homo : « Philosopher consiste à vivre volontairement dans les glaces et sur les cimes, à rechercher tout ce qui dans l'existence dépayse et fait question. », de quelle miraculeuse façon être librement heureux dans la plaine - « vallée des ombres multiformes de la plèbe » : le Géhenne socioéconomique ?

 

Stuart Mill dans De l'Utilitarisme, propose de transformer la passive espérance de l'Epithumia (Désir-espérance de l'à-venir) stoïcienne en action conforme au principe d'utilité publique propre à la société de son temps. Même si les plaisirs relevant des facultés supérieures de l'individu - facultés de l'esprit, sont préférables aux plaisirs simplement charnels, il s'agira de veiller à cultiver la capacité d'harmoniser sa quête personnelle de Bonheur avec la matière et l'esprit que nous en prépose la structure socio-économique. Bonheur privé et bien public verraient de facto leur distance réduite. Dans une société de consommation, il serait en effet utopique et maladif d'espérer pour soi et autrui le règne de son contraire.

 

Consommer est agréable et utile au bon fonctionnement d'une telle économie et nous procure selon l'objet, agréments culturels ou plaisirs sensuels. La polytique repue  cesserait au moins son infâme et pernicieux parasitage, au Bonheur, si nuisible  ! La réplétion industrielle et populaire induite par le célèbre, cruel et impérial : « panem, sanguineum et circenses ! » de Juvénal référant à l'Empereur Auguste, consacre l'instauration d'un certain ordre du bien vivre ensemble, indiscutable habileté politique.

 

Ce n'est point là le Bonheur espéré de Saint Juste, à croire que le Bonheur n'était pas une idée si neuve en Europe ! Le singulier divertissement pascalien s'est mué séant en jouissance collective, républicaine ou totalitaire, – spectacle dramatique : comédie ou tragédie de la modernité. Etre heureux, est-ce se rendre util(e)isable ?

Alexandre Kojève au sein de Introduction à la Lecture de Hegel exprime que nous sommes chacun pris dans un mimétique plaisir du Désir qu'a l'autre; René Girard dans La Violence et le Sacré,  de corroborer : « Le Désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un Désir modèle. ». En ce sens, être heureux c'est accepter la convergence des Désirs autant que l'uniformisation de leurs modes de satisfaction au sein d'une société donnée au risque sinon de se voir désigner bouc émissaire sacrifié de la logique implacable et binaire du « avec nous ou contre nous » ! Un Cœur Intelligent d'Alain Finkielkraut, à propos de la lecture de Histoire d'un Allemand de Sebastian Haffner, nous  raconte pertinemment « l'étrange et envoûtant Bonheur d'une annihilation de sa personne dans la promiscuité militaire. » (que taire, qui faire taire?), la loi du tous pour Un ou du Un au-dessus de tous ! Il y aurait donc « un Bonheur à se fondre dans la masse. ». La foule joyeusement se défoule  puis férocement refoule ceux qui ne peuvent ou ne veulent s'anonymer en elle !

 

Il y a donc autant de conceptions et de vécus du Bonheur qu'il y aurait de formes différentes de structures socio-politico-économiques. Si l'Homme, selon le propos de Spinoza dans le Traité Théologicopolitique, n'est pas un empire dans un empire, il en est précisément de même pour l'individu en son histoire et géographie.

En somme, pour être heureux, faudrait-il déculpabiliser d'être un bourgeois dans une société matérialiste et bourgeoise ?

 

Au fond, le Bonheur pourrait bien n'être que le bien-être : le confort, forme matérialisée du sentiment certes pusillanime mais au combien pragmatique de sécurité. Soyons courageusement lâches ! Proclamons un droit à un Bonheur libéré de la hantise révolutionnaire de la sécurité soit à un Bonheur harmonieusement libre d'être simplement bien, hors de l'imperium ultra-libéral et individualiste de toujours plus de jouissance égoïste, d'onanistes orgasmes sociaux perdus dans la commune-nication. Un droit également affranchi du joug de l'injonction orthodoxe religieuse communautariste ou collectiviste révolutionnaire, rassurément planificatrice, quoi qu'il en soit, moraliste et castratrice de nos joies et plaisirs !

Que ceci n'empêche nullement la personne digne qui refuse l'anonymat totalitaire, de profiter cyniquement des productions de biens sensibles ! Elle le peut tout en travaillant philosophiquement à s'élever au-dessus de leurs dépendances. Le philosophe en tengeance avec la foule peut choisir non de changer ou de contrôler le devenir du Monde, mais plus modestement de se maîtriser en spiritualisant, en humourant son rapport à Autrui et à la Matière ! N'est-ce pas un peu de la morale provisoire de Descartes en introduction conclusive du (Le) Discours de La Méthode ou de l'audacieuse proposition d'Epictète dans Manuel ?

Accéder au Bonheur nécessite de savoir délier, dé-lire(r) notre inféodation à ce qui arrive, seule façon d'élire une relation neuve à notre monde, non naïve mais drôle et innocente ! « Être libre c'est savoir danser dans les chaînes. » disait Nietzsche... L'aliéné ne sait pas danser, il ne sait que piétiner ou se faire piétiner par trop de piété. L'homme, heureux et libre, parvient à esquiver, resquiller d'un zeste, amer et bon, l'analgésique, l'anesthésiante passivité consumériste, autant que la véhémente, l'hypnotique agitation utopiste et totalitaire de l'Idéologie, qu'elle soit paradigmatique ou contre-paradigmatique. Cette fraude est l'honnête et drôle attitude permettant d'atteindre le fameux juste milieu caractérisant la vertu aristotélicienne.

 

L'heureux, ne peut pas être un demeuré en ses peurs ou certitudes; il est ce voyageur, ce passe-passeur, cet hébreu qui rit (Yitz(r)aak) de ses malheurs sans les railler, sans dé-railler, qui tel ce roi-fou et ce fou(t) du roi (melekh-lémekh), saisit, en la meilleure ou pire des situations, l'opportunité d'un mazal tov (makom, zman, lashon,) : l'humour : relativisation, par la plaisanterie, de notre conscience de l'espace et du temps, de ce qui nous arrive, de ce qui nous attend. Tel est le langage créateur de vitalité - concept de l'élan vital développé dans L'Evolution Créatrice de Henri Bergson) émergence d'un espace-temps proportionné à notre convenance, y cultivant des instants sages et joyeux sans infatuation.

 

En vous narrant ce soir une certaine aventure du Bonheur, j'espère bien avoir fait un malheur !                          
 Professeur O.A. Lipkowicz

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