dimanche 7 octobre 2012

Affaire Redeker


La solidarité à l’égard de la liberté d’expression ne saurait être la connivence à l’égard des expressions libres.


En réponse à la question polémique d’actualité : a-t-on le droit de critiquer l’Islam ? La seule réponse admise est : oui ! Toutefois, depuis quand le verbe critiquer issu du grec ancien signifiant examiner avec rigueur et finesse veut-il dire agresser, simplifier, globaliser, falsifier ?

 

Au sujet de l’article de Monsieur Robert Redeker publié dans le Figaro du 19 septembre 2006, nous entendons de nombreux hommes politiques et intellectuels outragés à juste titre évidemment des menaces de mort formulées par des groupes islamistes à l’encontre du professeur de philosophie. Dominique de Villepin, Alain Finkielkraut, Luc Ferry et Jacques Julliard parmi d’autres ont affirmé que la liberté d’expression était scandaleusement mise en cause sans vraiment porter de regard critique nécessaire et détaillé sur les propos de Monsieur Redeker.

Or, il me paraît important de distinguer deux phénomènes :

D’une part, les affirmations erronées et véhémentes d’un professeur de philosophie qui semble avoir oublié le principe de Sophia c’est-à-dire de sagesse et de connaissance véritable qu’implique normalement sa discipline,

D’autre part, l’inadmissible, la choquante, la scandaleuse menace islamiste qui pèse sur l’homme Redeker.

Nous pourrions fort bien nous indigner simultanément, en des proportions qualitativement et quantitativement distinctes, de ces deux phénomènes sans justement que l’un puisse insidieusement profiter à l’autre. Sinon la confusion des genres s’imposerait à vouloir indexer l’un à l’autre des deux sujets qui nous occupent.

 

Au nom de la liberté d’expression, je voudrais pouvoir, ici, dire librement à quel point je suis choqué par les dires inutilement provocateurs de Monsieur Redeker sur l’Islam. Ce n’est pas, en effet, parce qu’on le menace qu’il faudrait s’interdire la liberté d’expression consistant à critiquer un contenu sophiacide (c'est-à-dire destructeur de Sagesse et de Savoir) exposé par un professeur ne respectant plus les chemins complexes et subtils qu’aurait dû lui faire prendre sa discipline : la Philéin Sophia, traduisible aussi par : aspiration à la Connaissance juste.

Emporté, sans doute, par une probable fatigue et une légitime crainte, compréhensibles à l’égard des violences islamistes dans le monde, dans l’histoire et surtout dans l’actualité, Robert Redeker vient de confondre l’Islam avec ses dérives effroyablement fanatiques tant dogmatiquement qu’au travers d’actes plus souvent terroristes que de résistance. Comme il se doit, révolté par le danger du totalitarisme islamiste, il se met à asséner, dans son article, des contrevérités générales habilement mêlées à quelques vérités partielles, donnant alors aux ignorants de la question islamique l’impression que ses propos sont fiables en ce que l’Islam serait l’œuvre d’un psychopathe ou d’un tacticien sans moralité soit sans le moindre scrupule, comme le serait en conséquence toute sa filiation religieuse.

 

Etudions brièvement quelques passages de cet article dans lequel Monsieur Robert Redeker affirme que :

 

« Mahomet était un chef de guerre impitoyable ». Il est vrai qu’il était chef de guerre, mais quant à son « impitoyabilité », il faudrait nuancer le propos en affirmant qu’à l’égard de ses adversaires armés, il se montrait sans concession, alors que dans le même temps, vis-à-vis des civils non armés, il faisait le plus souvent preuve d’honneur et de clémence.

Soit qu’il n’était pas mauvais homme, soit que stratégiquement son principal intérêt était de rendre l’Islam plus séduisante qu’effrayante afin de susciter la conversion, de gré, du plus grand nombre.

Son « impitoyabilité » est d’autant plus incertaine qu’il fut le premier à rédiger à Yathrib un pacte-constitution régissant les relations entre les différentes communautés religieuses (notamment les deux tribus arabes et les trois tribus juives) qui habitaient la ville, garantissant de facto à tous les citoyens une relative liberté de conscience !

 

« Mahomet pillard » ? Rappelons que le pillage est considéré tel du vol violent et que toute forme de vol est expressément interdite dans tous les monothéismes, message possiblement divin délivré clairement par Moïse, Jésus et Mahomet. Il est bien probable que parmi les troupes du prophète, certains soldats enivrés de violence s’adonnaient aux pillages et aux viols autant que leurs adversaires. Mais ces mahométans passaient outre l’interdit islamique du vol et du viol, soit parce qu’ils n’avaient pas reçu les ordres mal communiqués du sommet à la base par de nobles chefs, soit parce que malgré les ordres, les pulsions et l’alcool (plus tard interdit entre autres pour ce motif) l’emportaient sur le code de l’honneur comme ce fut malheureusement le cas dans la plupart des armées du monde politique ou religieux à travers l’Histoire.

 

« Massacreur de juifs » ? Il est vrai qu’après une période d’entente entre Mahomet et les juifs de Médine, l’extension de l’Islam dans la péninsule arabique se confronta à l’obstacle politique, commercial et religieux des tribus juives du nord dont les Qurayza et des tribus juives du sud, au Yémen, celles descendantes, par exemple, du roi juif Ibn Yûsuf. La guerre fut inévitable et par conséquent de nombreux juifs furent tués y compris des civils. Cela dit, Mahomet ne fit pas des juifs son obsession macabre, encore moins les femmes et les enfants. Les Païens de toutes catégories (des animistes aux polythéistes) étaient ses principaux ennemis et Mahomet n’était pas, selon la formule de Redeker, le « massacreur de juifs ». D’ailleurs, sans mauvais esprit à l’adresse de nos amis catholiques, il faut, tout de même, rappeler qu’à travers l’Histoire, les plus grands massacreurs de juifs par anti-judaïsme religieux appartenaient à un catholicisme accusant durant des siècles les juifs de déicide. En quantité et en intensité de souffrances infligées aux juifs, ces catholiques des siècles passés furent plus terriblement enthousiastes et efficaces que l’Islam ne le fut dans la même période.

 

« Polygame » ? Certes, Mahomet l’était ! Mais Monsieur Redeker le clame profondément choqué puisqu’il dit : « massacreur de juifs et polygame. » dans la même phrase. Il n’y a pas de lien de cause à effet ou d’inhérence entre être « massacreur de juifs » et « polygame ». Je voudrais remémorer à mon collègue de formation philosophique que la polygamie se pratiquait dans toute la région, chez les juifs, chez les musulmans, chez les païens avec en prime une coutume affichée de la polygynie chez les chrétiens d’Arabie. Pourquoi alors insister insidieusement sur le scandale d’un Mahomet polygame (qui après le décès de Khadîjah, épouse la veuve Saouda, puis Aïcha fille d'Abu Bakr et prend, en 627, pour concubine Rayhana une juive, puis Myriam en 629 une chrétienne. La même année, il se marie avec Saffiya une juive, en accord avec les règles de mariage de l'islam).

 

« Le Coran est un livre d’inouïe violence ». S’il est vrai que des sourates portent en elles une véhémence certaine, ce qui peut nous faire dire que le message coranique ou que la Shari’a elle-même ne sauraient être des exemples de pacifisme, il en est de même dans certains passages de la Torah soit de l’Ancien Testament sur lequel, en plus du Judaïsme se fonde le protestantisme. Le Coran n’est pas le seul texte sacré a comporter de la violence de façon soit descriptive soit incitative. Les Evangiles constituent, certes, un corpus bien moins violent, ce qui n’a pas empêché l’Eglise Catholique par la main et la voix de nombreux de ses Papes et monarques de pratiquer l’endoctrinement et les crimes tant lors de sa période d’expansion qu’à l’époque de son apogée.

 

A mon sens, le tort du professeur Redeker est d’avoir voulu stigmatiser un Islam soi-disant consubstantiellement violent à la différence de l’opinion qu’il se fait des autres monothéismes. Nous pourrions oser la déduction que ce n’est pas seulement à la violence du texte fondateur que l’on mesure l’agressivité d’une religion, mais surtout à son degré politique de prosélytisme. C’est ce critère qui détermine l’aspect potentiellement criminogène d’une doctrine.

 

Cette accusation et condamnation partiallement et entièrement focalisé contre l’Islam relève d’une malhonnêteté intellectuelle et déontologique dont le philosophe, « l’ami de la sagesse » ne saurait, en principe, faire preuve. Et s’il s’agit de protéger la laïcité, encore faudrait-il qu’elle ait été préalablement directement menacée.

Avant d’avoir écrit et publié son article, Monsieur Redeker, laïc comme je le suis moi-même, menait son existence quotidienne en France sans avoir vu sa liberté propre d’être croyant ou non, d’être un citoyen honnête ou point, remise en cause par une quelconque religion. Pourquoi alors prendre sa plume dans l’optique d’agresser ce par quoi il ne l’avait pas encore été ? Ce n’est guère se défendre d’un danger terrible et précis que d’agresser une globalité comprenant donc une masse d’innocents dont le seul tort est d’être visible en leur différence. Le visible religieux ne peut décemment être d’emblée assimilé à du prosélytisme !

 
La laïcité qui est un amour de sagesse (du grec ancien laîkos signifiant : Espace commun pour le peuple, Institution de règles appartenant obligatoirement à tous quelles que soient les croyances, Existence libre des croyances dans le respect impératif de celles d’autrui, Terre de permission contre la soumission aux dogmes et diktats des Eglises ou des Etats qui voudraient interdire les Eglises, République de l’entendement en laquelle, pour la cohésion sociale, le croyant, l’orthodoxe, l’agnostique, l’athée et l’indécis, s’écoutent et s’entendent sans s’obéir, Société de libertés identitaires réciproques et mutuelles, etc.) ne devrait jamais se muer en laïcisme (religion dogmatique de certains laïcs s’oubliant, attaquant, agressant avant même d’avoir à se défendre), selon lequel, la religion ne serait rien de moins qu’une insulte à l’intelligence et aux libertés ; quel prétentieux réductionnisme ! La laïcité a deux ennemis, l’un externe : les intégrismes religieux et les fanatismes politiques, l’autre interne : le laïcisme.

Je le redis, nous avons le droit et le devoir de critiquer, également, toutes les religions si nécessaire, mais pas de les agresser comme si cela devait être naturel. Les laïcistes favorisent les extrémistes, leur donnant du « grain à moudre » argumentatif et de nouvelles ouailles à recruter. Ce problème moral est aussi une problématique sécuritaire nationalement et mondialement, soyons donc responsables ! Il est urgent de réinventer une altérité non naïve mais audacieusement moderne prenant en compte les réalités dérangeantes de notre monde actuel.

Ceci démontre que l’érudit n’est pas nécessairement cultivé et qu’une érudition globale sans une connaissance approfondie et nuancée soutient l’opinion vulgaire c'est-à-dire la Doxa selon Platon, au détriment d’une réflexion intelligente nommée ici Philéin Sophia.

 

J’aurais été pleinement d’accord avec Monsieur Redeker s’il avait été question de fustiger l’islamisme et ses conséquences inévitablement meurtrières. Criminalité dont font preuve les totalitaires qui le menacent et qu’il faut combattre de façon peut-être impitoyable. Mais la liberté d’expression qui m’est si chère ne devait pas lui donner le droit d’insulter Mahomet en personne et, avec lui, l’ensemble culturellement, politiquement, ethniquement, géographiquement et historiquement très diversifié du monde musulman et de ses centaines de millions d’individus qui, ce mois-ci, célèbrent le Ramadan, sans inimitié à l’égard des non musulmans de la planète. En prime, nous ne devrions omettre que de nombreux musulmans traditionnels sont les premières victimes morales et physiques des fascistes islamistes actifs qui torpillent ainsi les fêtes et autres commémorations propres au calendrier musulman.

Une minorité agissante, féroce, assoiffée de pouvoir et de sang réussit malheureusement à rendre paranoïaque des gens de qualité morale et intellectuelle a priori. Il me semble que Monsieur Redeker est l’une de ces victimes.

 

Certains politiciens et intellectuels comparent Robert Redeker à Salman Rushdie. Or, le seul point de comparaison tristement et objectivement possible est la menace islamiste à leur encontre. En dehors de ce seul point, je pense qu’il est trop élogieux de comparer les propos grossiers de Monsieur Redeker à la véritable étude bien plus fine, mieux référencée et documentée de l’intellectuel d’origine perso musulmane Salman Rushdie.

 

Par un souci de discernement conceptuel, il me faut ajouter que la liberté d’expression ne saurait être l’expression libre ! Est-on un Homme libre lorsque l’on s’exprime sous l’esclavage d’un épisode de paranoïa, d’une tendance névrotique et des islamistes qui ont contribué à leur genèse dans le psychisme d’un professionnel de la philosophie ?

L’expression libre des amalgames, des opinions, de la peur, ne devrait guère être confondue avec la Liberté auto maîtrisée, autonome, intellectuellement et psychiquement saine, de la pensée claire et distincte selon la définition qu’en donna, par exemple, Descartes dans Le Discours de la Méthode. Doivent alors triompher de l’opinion, l’avis, la Raison, qui établissent contre le délire « folie-sophique » la réflexion philosophique ! En effet, Messieurs De Villepin, Finkielkraut, Ferry et Julliard, notamment, sont à juste titre si choqués par les menaces islamistes pesant sur un citoyen, sur un être humain, qu’ils déclarent défendre contre elles la liberté d’expression, expression en réalité galvaudée et inconsciemment confondue séant avec l’excessive expression libre trop affectée.

Faudra-t-il demain autoriser chacun, intellectuel ou non de son statut socioprofessionnel, à dire ce qu’il veut, quand, où et à qui il le veut ; d’exprimer des inepties et des contrevérités historiques, politiques ou autres sur les individus et les peuples ?

Pourquoi se choquer si, sur la base de vérités partielles, l’on voudrait fabriquer artificiellement et habilement des prétendues vérités totales qui ne seraient en réalité que de fallacieuses opinions sur, par exemple, les juifs, les arméniens, les chrétiens, les athées, etc. Pour nous en défendre, en tant qu’amoureux des libertés, nous devrions nous montrer des plus exemplaires sur le plan méthodologique et éthique lorsque nous exprimons nos avis.

 

J’entends de nombreux intellectuels défendre la tradition notamment Voltairienne et, à travers elle, le combat à mener contre les fanatismes religieux et même en général le droit et le devoir de la liberté d’expression.

Mais Voltaire lui-même n’était pas exempt de quelques points de vue rudimentaires ou gravement et dangereusement erronés au cœur-même de sa belle intelligence. Avant le brillant et nécessaire Voltaire, Montesquieu avait écrit les Lettres Persanes dont nous pourrions nous inspirer. Puis après Voltaire, Kant dans Réponse à la Question : qu’est-ce que l’Accès aux Lumières détailla puissamment les fondements éthiques de la liberté d’expression qu’il ne confondait pas avec n’importe quelle expression libre aboutissant à la dangereuse anarchie des opinions rudimentaires y compris celles élégamment exprimées.

Certes, je rends moi-même hommage à Voltaire dans mes cours mais n’oublie pas ses prédécesseurs, ses successeurs et même ses contradicteurs, pour en conclure que la liberté d’expression ne doit jamais être limitée, encore moins entravée, de façon exogène par des menaces ou autres moyens dissuasifs car intimidants. Cependant, pour rester noble et fer de lance de la vie démocratique, la liberté d’expression doit savoir se limiter de l’intérieur, non pas au sens de se terminer mais de se pondérer afin que sa finalité demeure déontologiquement et moralement le souci de vérités possibles et raisonnables.

 

Si nous ne voulons pas voir la liberté d’expression devenir un enjeu instrumental ou une arme modale de la sophistique, le meilleur moyen de la défendre est d’oser la critiquer de façon endogène pour l’élever avant que des défenseurs de l’expression libre notamment les prononciateurs de menaces et de fatwas ne veuillent l’exterminer en s’appuyant malicieusement et perversement sur des propos trop librement maladroits.

Je suis donc indiscutablement solidaire de l’homme Robert Redeker, de l’intellectuel potentiellement brillant qu’il a su et saura être à nouveau, de mon concitoyen contre l’infamie qui s’est abattue sur lui. Toutefois, j’insiste sur le fait de ne pouvoir me montrer solidaire des propos qu’il a tenus dans le Figaro. En tant, moi aussi, que défenseur et protecteur quotidien de la liberté d’expression, je ne peux confondre les deux phénomènes comme ont tendance à le faire quelques hommes politiques et intellectuels qui voudraient culpabiliser des personnes a priori libres de penser différemment d’eux au sujet de Robert Redeker et de la notion complexe de liberté d’expression. La « défaite de la pensée » advient quand le relativisme subjectiviste des opinions l’emporte sur l’herméneutique et la recherche patiente des savoirs.

 

Certaines personnes pourraient me reprocher de critiquer cet article et son auteur alors que ce dernier n’est, pour l’heure, pas en mesure de répondre puisque obligé de se cacher afin d’éviter d’être assassiné. Or, j’ose penser justement que suspendre le débat intellectuel qui consiste à mettre en cause le pseudo pamphlet sur l’islam qu’il vient de projeter, serait faire triompher les fous qui l’intimident. Certes, Robert Redeker ne pourra me répondre dans l’immédiat mais la dialectique philosophique doit exister au-delà d’un temps que certains voudraient voir définitivement suspendu. Si je devais attendre que les fous de Dieu ou plutôt les fous du Diable veuillent lever leurs chantages et fulminations à l’égard de mon collègue, les discussions philosophiques sur ce point se tairaient malheureusement fort longtemps. Je veux bien paraître assez étrange aux yeux de mes contradicteurs pour imaginer que Monsieur Redeker est encore présent parmi nous et qu’il pourrait tantôt me répondre. Telle est l’unique raison pour laquelle je m’autorise à le contredire vertement ; voici une façon pour moi de l’honorer durement au-delà de la Fatwa qui le pousse vers la disparition. Monsieur Redeker m’apparaît encore !

Les menaces ne doivent donc guère empêcher ou se substituer à la tenue du débat ouvert et ardu sur la déontologie de la liberté d’expression.

 

Justement, la communauté intellectuelle ne devrait point impliquer le communautarisme intellectuel face au communautarisme des intégristes.


 

Ory André Lipkowicz .

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