Conférence donnée, en mars 2011, à la Mairie du XVIe Arrondissement de Paris, sur les Lumières face à l'Obscurantisme avec Jospeh Maïla - Professeur de Sociologie et de Relations Internationales et Consultant Gouvernemental -, Ghaleb Bencheikh - Ancien Recteur de la Mosquée de Paris, Président de la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix, Henri Cohen-Solal - Psychanalyste franco-israélien.
Les Lumières de
l’Âme – Lutte anthropologique contre les ténèbres.
Commençons
par examiner ce que ne sont pas les ténèbres afin de mieux saisir ce
qu'ils sont
Pas une
simple ombre, laquelle ne peut se manifester sans qu'une lumière ne se heurte
ou ne transite par un objet physique et matériel apparent. L'ombre étant une
conséquence révélatrice de lumière.
Non le
sombre car il n'est qu'une moindre intensité lumineuse, un déclin de la
lumière.
Non plus le
crépuscule qui est transition potentiellement réciproque et réversible du clair
à l'obscur, souvent harmonieux mélange de ces teintes, donnant du flamboyant
(peintures de W. Turner). Certes, il peut aussi bien provoquer l'assombrissement, la
fin dramatique d'une période préparant un renouveau, d'après F. Nietzsche
/ Le Crépuscule des Idoles.
Que sont
donc les ténèbres ?
Cette
noirceur absolue et imperceptible comme telle, qui, paradoxalement, ne laisse
pas même entrevoir le noir, qui pour être positivement perçu, nécessite son
lumineux contraste.
Il s'agit
tragiquement d'une obscurité totale qui se nomme obscurantisme !
En son
sein, ni les formes ni les couleurs, ni les silhouettes ne s'y distinguent.
Intellectuellement, nous parlerions d'une impossibilité radicale d'y discerner
ou d'y produire des nuances.
N'y règne que la confusion des sens et des
significations. Nous n'y pouvons rien voir, non seulement par la vue des yeux,
mais sommes également dépourvus de la vision de l'âme.
Ce
n'est pas le sort d'un aveugle ou d'un malvoyant qui ne perçoit guère ou à
peine notre diurne lumière, mais l'aveuglement qui nous menace tous – non pas
un triste handicap naturel ou accidentel mais un déplorable vice sémantique,
culturel ou civilisationnel.
En
ces ténèbres, aucune notion ou concept, nulle idée n'y peuvent être définis
« clairement et distinctement » selon le mot de R. Descartes /
Discours de la Méthode.
On
y étouffe, se heurte, se cogne, jusqu'à se briser à force de tâtonnement pour
trouver une improbable issue.
Cette
plaie d’Égypte instaure une torpeur extrême, radicale sur le plan
psychologique, politique, économique, infrastructurel et ce, socialement et
individuellement.
Car
dans l'empire des ténèbres, aucune distance que l'on nomme aussi
« respect » n'est évaluable (du latin res spectare signifiant
l'aptitude à observer et à mesurer l'objet à bonne distance).
La
connaissance des phénomènes liés aux êtres vivants ou inertes, aux existants
conscients ou non, y est impossible théoriquement et pratiquement. En effet,
les espaces infinis, sombres et angoissants, induisant la notion d'absolu,
interdisent toute mesure ou référence.
B. Pascal / Pensées : « Car
enfin qu'est-ce que l'Homme dans la nature ? Un néant à l'égard de
l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment
éloigné de comprendre les deux extrêmes. »
C'est
en ce sens qu'A. Einstein oppose à cet absolu incommensurable, la
théorie relativiste de la lumière universelle au sein du tissu Espace/Temps.
Cette théorie ne prouve-t-elle pas justement une nécessaire corrélation et
causalité entre la distance et la lumière qui la forme, la fonde et la
parcourt ?
Au
fur et à mesure que l'espace et la matière se déplient et se déploient générant
de l'étendue, la lumière se répand traduisant de facto la notion de
distance – laquelle est sine qua non au respect prédéfini, au dialogue
engendré par l'extension de la raison qui s'élabore progressivement de façon
allogène.
Mais,
là, où forme, fond, aspect et distance ne font l'objet d'aucune vue et vision,
les ténèbres nous vouent alors à l'abyssale inconnaissance, parfois même à la
volontaire ignorance jusqu'au mépris de la connaissance !
Qu'elle
soit vulgaire ou élégante, l'opinion n'est que l'obscure tendance à croire
savoir ce que l'on ignore ignorer : il s'agit de l'inconnaissance au
carré.
Ainsi
envahis par l'obscurité complète et insondable, enveloppés ou vaincus par elle,
nous nous y résignons au point de nous asseoir sur nos sombrissimes
convictions.
Vautrés,
figés et inhibés dans le caveau de l'âme, nous n'avons plus la force de nous
faire mal en cherchant fébrilement une sortie.
C'est
comme cela que nous sommes condamnés à l'immobilisme ou à la rectitude
cadavérique de la pensée défaite. Nous craignons les risques du mouvement,
quitte à préférer un danger sans risque, aux risques du danger.
En
ces noirceurs denses et profondes, il est alors bien commode de se calfeutrer,
de se confiner lâchement et/ou paresseusement en ses croyances infondées, en
ses préjugés et dogmes dépourvus de vision, d'avis et de vis-à-vis, comme
l'évoque E. Kant / Réponses à la Question : Qu'est-ce que les
Lumières ?, à propos du mineur indisposé à se servir de son propre
entendement par peur, notamment, de se tromper et de chuter davantage.
« Les
ruses et les machinations ténébreuses ont été imaginées par les Hommes pour
venir en aide à leur lâcheté » Euripide / Bellerophon.
Dans
ces conditions, tout dialogue est menacé et même entravé. Repliés dans le noir
pour les uns effrayant, pour les autres confortables, nous voici jetés, dans
l'épineuse question du pli puisque le repli et l'implicite sont, eux, la
conséquence et la finalité des obscurantistes pleutres ou complaisants qui
jouissent en profitant de la décadence des lumières de la Raison !
Th.
Hobbes / Léviathan :
« Suppliez la reconnaissance, vous n'obtiendrez qu'un supplice - les
flammes de l'enfer civil, la guerre de
tous contre tous, car l'Homme est un loup pour l'Homme. ».
La
première est l'inexistence absolue de la lumière ; celle-ci n'est pas encore
apparue !
Telle
est la situation, en quelque sorte, protohistorique, des individus ou des
peuples manquant d'éducation, d'instruction, d'information, de
libre-expression, éventuellement de capacités techniques à remédier à leurs
difficultés pratiques.
Ces
ténèbres existent par négation, attendant que les Lumières puissent les
dissiper sur une simple étincelle d'appétence et de volonté politique en faveur
des savoirs.
« Si
l'Homme a instinctivement adoré le feu, c'est pour vaincre la peur intérieure
qu'il nourrissait envers les ténèbres » Gao Xing Jian / La
Montagne de l’Âme.
Mais
lorsque la lumière luit quelque peu, la seconde cause d'hégémonie des enfers en
est leur impénétrabilité.
Clos
hermétiquement, l'espace-temps profondément sombre, maintes fois replié en et
sur lui-même, empêche la lueur d'espoir, la clairvoyance de s'y insinuer.
Orphée ne parvint pas à libérer sa douce et belle Eurydice.
Afin
de déjouer l'obstruction et faire instruction, le lumineux doit se faire
discret, particules intellectuelles, fines telles les monades infinitésimales
imaginées par G. W. Leibniz (ces concepts simples et autonomes aptes à
éclairer de façon essentielle et intemporelle des notions ambivalentes).
« Mieux
vaut allumer une bougie que maudire sempiternellement les ténèbres » Lao
Tseu / Pensées pour une Calligraphie.
Sans
ces chandelles de modeste dimension, les échanges entre le clos et le dehors, a
fortiori le partage ou le don sont impraticables tant les plis et replis
épaississent les murailles de cette forteresse doctrinale d'ignorance et de
phobie de l'Autre. Les dogmatiques et les vulgaires ne disent-ils pas de leurs
opinions prêtes à la diffusion, qu'il n'y a point matière à les critiquer dans
les deux sens du terme que sont « contester » et
« examiner », puisqu'elles sont pliées une fois pour toutes ?!
Il
revient aux porteurs de Lumière d'éclairer jusqu'au dedans du caverneux en
dépliant, en expliquant, en explicitant ; ce à quoi nous invite Platon
/ Allégorie de la Caverne – La République – Livre VII. – seuls moyens de
rendre intelligible et précis ce qui ne l'était point dans le monde sensible,
physique et matériel, instable, frénétique, superficiel et fugace comme le sont
les ombres.
Le
philosophe (l'ami des savoirs) ébrèche, ébranle les sombres labyrinthes
construits sur des excès de certitudes aux implications douteuses et
dangereuses pour les partisans de l'ouverture à autrui, de l'altérité.
En
vue de décloisonner, il lui faut pratiquer le dé-pli et l'accompli tel un art, origami
intellectuel qui ne se fait esthétique et éthique qu'en transformant et en
informant sous de nouveaux éclairages empreints de finesse (allusions aux
monades précitées).
Or,
l’éthique (le souci de l'autre) pour E. Levinas est ce qui est en
nous, mais ne vient pas de nous.
En
ce sens elle est é-motion ( du latin ex-movere : exterioriser le
mouvement de l'âme)!
A
priori, et spontanément, nous aurions
cette fâcheuse tendance à persévérer égoïstement en notre être, dans notre «
inter-essement » ou conatus essendi
selon le mot de B. Spinoza aussi longtemps que la lumière, cette étrangère,
n'interrompt pas cet état, et ne vienne enfin nous « des-inter-esser », nous
scinder, nous scier, nous ex-halterer (c'est-à-dire nous extraire de nous-même
en direction d'autrui) ! Le « visage » éclatant et éblouissant de l’Autre
nous fait ainsi effraction et interpellation, nous inquiétant, nous
dé-rangeant, nous émouvant stricto sensu.
« Sans
émotions, il est impossible de transformer les ténèbres en lumière et l'apathie
en mouvement.. » C.G. Jung.
Nous
voici positivement ou méchamment émus, quoi qu'il en soit, en chemin d'Altérité
par la grâce de ce tremblement ontologique qui sonne telle une délivrance.
Cette
liberté de mouvement et d'ex-pression symbolisable par la célérité dont
Einstein parlait, est indispensable à la distinction des objets, des sujets et
des référentiels alors que dans les ténèbres, trône la confusion, non la
complexité, mais les complications Kafkaïennes nous immergeant dans
l'immonde et l'amorphe.
Certains
mécanismes sinueux et poussiéreux de la techno-bureaucratie n'ont-ils pas
planifié les plus terribles et meurtrières industries, au service du chaos !
La Genèse
ne manque d'ailleurs pas d'évoquer la naissance de l'ordre libérateur par
opposition à l'originel informe, grâce à la séparation entre l'abîme (le tohu
vavohu) et l'éclat qui permit la structuration de l'univers, l'organisation
de la matière ainsi distincte, et la naissance de la vie, extirpée de la mort
et de l'inerte comme l'est l'Homme curieux, ouvert et éclairé, de son égotisme
absurde.
Les
ténèbres sont des lieux tourmentés sans espace, ne s'y agitent que des
velléités a contrario de la lumière, qui elle, est espace sans lieu,
libre de toute assignation, atopique, source de création, d'action et donc de
volonté !
La
troisième cause d'obstacle à l'éclairement peut être que la lumière, bien que
résidant infimement au cœur des plis assombrissants et assourdissants, ne peut
aisément s'en affranchir absorbée, attirée même, et retenue par une
gravitationnelle séduction propagandaire, culte scandaleux de l'indigence morale
et intellectuelle.
La
clarté ne peut aisément rayonner et sombre in fine dans le trou noir
liberticide et totalisant qui dévore et ravale toute matière et tout esprit
sans dissociation.
Tout
y est si lourd et comprimé que l'impondérable empêche le respondere, le
droit de réponse ainsi que le principe responsabilité inhérent à l'équilibre
des droits et des devoirs que, par analogie, nous nommerions, en physique,
l'équilibre des forces électrique et magnétique.
L'émission
des idées claires et nuancées qui sont fondements des justes jugements, est
empêchée au profits de l'inanité.
Le
trou noir attractif bien que totalitaire est le geôlier de la lumière pour ne
surtout pas être son gardien et son garant. La lumière y est ténue ou bien trop
subtile, imperceptible ou voilée par la gravité ambiante – véritable broyeuse
d'existence, d'affects et de raisons. « Pour mettre la raison sur la voie
de la vérité, il faut commencer par tromper les ténèbres qui ont nécessairement
précédé la lumière » G. Casanova / Mémoires.
Malheureusement,
ce sont souvent les ténèbres qui trompent notre raison annihilant toute
pondération lorsque nous sommes séduits et illusionnés par les gouffres
mystérieux qu'ils nous suggèrent.
Ne
sommes-nous pas de la sorte âpés par l'irrésistible beau brun ténébreux, sinon
par cette femme fatale, figure orientale de la Mort, Reine et Dame du jeu
existentiel d'échec ou de poker menteur, cruel et délicieux, sadique et
masochiste ? Sur l'échiquier du temps, Eros et Thanatos dansent ou livrent
bataille !
Nous
comprenons désormais à quel point il est ardu de rester lucide en déjouant le
côté ludique et obscur de la force quand Yoda et Dark Vador se disputent un
fils spirituel qui peut être soit le phosphoros, le Lucifer de la
mythologie gréco-romaine accomplissant le bien par l'expansion des nobles
savoirs, soit le Lucifer du Livre d’Hénoch, archange déchu pour avoir
orgueilleusement défié Dieu en vantant une connaissance supérieure du Bien et
du Mal, de la Vie et de la Mort. Ce fils des Temps n'est-il pas magnifiquement
et dangereusement prométhéen ?!
Cette
terrible et malheureuse histoire du conflit entre les ténèbres et la lumière,
entre le feu destructeur ou vital, commence en chacun de nous, in utero
sans-doute...
Ce
qui est profondément obscur, a priori méconnu en nous-même, est ce
méandre de pulsions vitales d’auto-conservation et d'agressivité, de prédation
et de victimité qui agit sous-jacemment à notre conscience dès que nous venons
au monde.
Cette
force naturelle est à la fois le moteur et le coffre de nos affects, cette
résonance à la croisée de ce qui se génère en nous et de ce que nous sentons et
captons du monde extérieur.
Emplis
de cette pensée préverbale ou averbale, encore inéclairée par le sens, la
rationalité du langage (logos), nous nous convulsons, entre
mythe, fantasme et réalité, pour trouver les mots et soigner nos maux. Le pire
d'entre eux, médaillé de l'excellence pathogène, étant la peur de la mort, ce
qui fait dire à J.W. Von Goethe / Le Divan Occidental-Oriental:
« Tant
que tu n'auras pas compris ma sentence : « meurs et deviens !», tu ne
seras qu'un hôte obscur sur la terre ténébreuse. ».
Et G.
Greene / Le Troisième Homme, d'ajouter :
« Tandis
qu'un animal se tapit dans le noir pour mourir, un homme cherche la Lumière. Il
veut mourir chez lui, dans son élément, or les ténèbres ne sont absolument pas
son élément. »
Il
peut dès lors sembler évident que la première façon de dissiper les nuées
polluantes de nos peurs et frayeurs ancestrales pour réintroduire de la lumière
quand les ténèbres envahissent les Hommes, est de s'éduquer à la vie en
apprenant à mourir. Si détruire les ténèbres est impossible, il faut espérer
qu'il soit en notre pouvoir de les apprivoiser pour les domestiquer au grand
jour.
« En tout Homme résident deux
êtres : l'un éveillé dans les ténèbres, l'autre assoupi dans la
lumière » Khalil Gibran.
Ory Lipkowicz.
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