dimanche 7 octobre 2012

Les Lumières de l'Ame

Conférence donnée, en mars 2011, à la Mairie du XVIe Arrondissement de Paris, sur les Lumières face à l'Obscurantisme avec Jospeh Maïla - Professeur de Sociologie et de Relations Internationales et Consultant Gouvernemental -, Ghaleb Bencheikh - Ancien Recteur de la Mosquée de Paris, Président de la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix, Henri Cohen-Solal - Psychanalyste franco-israélien.
 
Les Lumières de l’Âme – Lutte anthropologique contre les ténèbres.
 
Commençons par examiner ce que ne sont pas les ténèbres afin de mieux saisir ce qu'ils sont

      Pas une simple ombre, laquelle ne peut se manifester sans qu'une lumière ne se heurte ou ne transite par un objet physique et matériel apparent. L'ombre étant une conséquence révélatrice de lumière.
Non le sombre car il n'est qu'une moindre intensité lumineuse, un déclin de la lumière.
Non plus le crépuscule qui est transition potentiellement réciproque et réversible du clair à l'obscur, souvent harmonieux mélange de ces teintes, donnant du flamboyant (peintures de W. Turner). Certes, il peut aussi bien provoquer l'assombrissement, la fin dramatique d'une période préparant un renouveau, d'après F. Nietzsche / Le Crépuscule des Idoles.
 
Que sont donc les ténèbres ?
     
Cette noirceur absolue et imperceptible comme telle, qui, paradoxalement, ne laisse pas même entrevoir le noir, qui pour être positivement perçu, nécessite son lumineux contraste.
 
Il s'agit tragiquement d'une obscurité totale qui se nomme obscurantisme !
      En son sein, ni les formes ni les couleurs, ni les silhouettes ne s'y distinguent. Intellectuellement, nous parlerions d'une impossibilité radicale d'y discerner ou d'y produire des nuances.
 
N'y règne que la confusion des sens et des significations. Nous n'y pouvons rien voir, non seulement par la vue des yeux, mais sommes également dépourvus de la vision de l'âme.
            Ce n'est pas le sort d'un aveugle ou d'un malvoyant qui ne perçoit guère ou à peine notre diurne lumière, mais l'aveuglement qui nous menace tous – non pas un triste handicap naturel ou accidentel mais un déplorable vice sémantique, culturel ou civilisationnel.
En ces ténèbres, aucune notion ou concept, nulle idée n'y peuvent être définis « clairement et distinctement » selon le mot de R. Descartes / Discours de la Méthode.
On y étouffe, se heurte, se cogne, jusqu'à se briser à force de tâtonnement pour trouver une improbable issue.
 
Cette plaie d’Égypte instaure une torpeur extrême, radicale sur le plan psychologique, politique, économique, infrastructurel et ce, socialement et individuellement.
Car dans l'empire des ténèbres, aucune distance que l'on nomme aussi « respect » n'est évaluable (du latin res spectare signifiant l'aptitude à observer et à mesurer l'objet à bonne distance).
La connaissance des phénomènes liés aux êtres vivants ou inertes, aux existants conscients ou non, y est impossible théoriquement et pratiquement. En effet, les espaces infinis, sombres et angoissants, induisant la notion d'absolu, interdisent toute mesure ou référence.
B. Pascal / Pensées : « Car enfin qu'est-ce que l'Homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les deux extrêmes. »
 
C'est en ce sens qu'A. Einstein oppose à cet absolu incommensurable, la théorie relativiste de la lumière universelle au sein du tissu Espace/Temps. Cette théorie ne prouve-t-elle pas justement une nécessaire corrélation et causalité entre la distance et la lumière qui la forme, la fonde et la parcourt ?
Au fur et à mesure que l'espace et la matière se déplient et se déploient générant de l'étendue, la lumière se répand traduisant de facto la notion de distance – laquelle est sine qua non au respect prédéfini, au dialogue engendré par l'extension de la raison qui s'élabore progressivement de façon allogène.
 
Mais, là, où forme, fond, aspect et distance ne font l'objet d'aucune vue et vision, les ténèbres nous vouent alors à l'abyssale inconnaissance, parfois même à la volontaire ignorance jusqu'au mépris de la connaissance !
Qu'elle soit vulgaire ou élégante, l'opinion n'est que l'obscure tendance à croire savoir ce que l'on ignore ignorer : il s'agit de l'inconnaissance au carré.
Ainsi envahis par l'obscurité complète et insondable, enveloppés ou vaincus par elle, nous nous y résignons au point de nous asseoir sur nos sombrissimes convictions.
Vautrés, figés et inhibés dans le caveau de l'âme, nous n'avons plus la force de nous faire mal en cherchant fébrilement une sortie.
C'est comme cela que nous sommes condamnés à l'immobilisme ou à la rectitude cadavérique de la pensée défaite. Nous craignons les risques du mouvement, quitte à préférer un danger sans risque, aux risques du danger.
En ces noirceurs denses et profondes, il est alors bien commode de se calfeutrer, de se confiner lâchement et/ou paresseusement en ses croyances infondées, en ses préjugés et dogmes dépourvus de vision, d'avis et de vis-à-vis, comme l'évoque E. Kant / Réponses à la Question : Qu'est-ce que les Lumières ?, à propos du mineur indisposé à se servir de son propre entendement par peur, notamment, de se tromper et de chuter davantage.
« Les ruses et les machinations ténébreuses ont été imaginées par les Hommes pour venir en aide à leur lâcheté » Euripide / Bellerophon. 
        
Dans ces conditions, tout dialogue est menacé et même entravé. Repliés dans le noir pour les uns effrayant, pour les autres confortables, nous voici jetés, dans l'épineuse question du pli puisque le repli et l'implicite sont, eux, la conséquence et la finalité des obscurantistes pleutres ou complaisants qui jouissent en profitant de la décadence des lumières de la Raison !
Th. Hobbes / Léviathan : « Suppliez la reconnaissance, vous n'obtiendrez qu'un supplice - les flammes de l'enfer civil,  la guerre de tous contre tous, car l'Homme est un loup pour l'Homme. ».   
 Maintenant que nous savons à peu près ce que ne sont pas et sont les ténèbres, tentons d'en identifier les causes afin de les conjurer.
La première est l'inexistence absolue de la lumière ; celle-ci n'est pas encore apparue !
Telle est la situation, en quelque sorte, protohistorique, des individus ou des peuples manquant d'éducation, d'instruction, d'information, de libre-expression, éventuellement de capacités techniques à remédier à leurs difficultés pratiques.
Ces ténèbres existent par négation, attendant que les Lumières puissent les dissiper sur une simple étincelle d'appétence et de volonté politique en faveur des savoirs.
« Si l'Homme a instinctivement adoré le feu, c'est pour vaincre la peur intérieure qu'il nourrissait envers les ténèbres » Gao Xing Jian / La Montagne de l’Âme.
 
Mais lorsque la lumière luit quelque peu, la seconde cause d'hégémonie des enfers en est leur impénétrabilité.
Clos hermétiquement, l'espace-temps profondément sombre, maintes fois replié en et sur lui-même, empêche la lueur d'espoir, la clairvoyance de s'y insinuer. Orphée ne parvint pas à libérer sa douce et belle Eurydice.
Afin de déjouer l'obstruction et faire instruction, le lumineux doit se faire discret, particules intellectuelles, fines telles les monades infinitésimales imaginées par G. W. Leibniz (ces concepts simples et autonomes aptes à éclairer de façon essentielle et intemporelle des notions ambivalentes).
« Mieux vaut allumer une bougie que maudire sempiternellement les ténèbres » Lao Tseu / Pensées pour une Calligraphie.
 
Sans ces chandelles de modeste dimension, les échanges entre le clos et le dehors, a fortiori le partage ou le don sont impraticables tant les plis et replis épaississent les murailles de cette forteresse doctrinale d'ignorance et de phobie de l'Autre. Les dogmatiques et les vulgaires ne disent-ils pas de leurs opinions prêtes à la diffusion, qu'il n'y a point matière à les critiquer dans les deux sens du terme que sont « contester » et « examiner », puisqu'elles sont pliées une fois pour toutes ?!
Il revient aux porteurs de Lumière d'éclairer jusqu'au dedans du caverneux en dépliant, en expliquant, en explicitant ; ce à quoi nous invite Platon / Allégorie de la Caverne – La République – Livre VII. – seuls moyens de rendre intelligible et précis ce qui ne l'était point dans le monde sensible, physique et matériel, instable, frénétique, superficiel et fugace comme le sont les ombres.
Le philosophe (l'ami des savoirs) ébrèche, ébranle les sombres labyrinthes construits sur des excès de certitudes aux implications douteuses et dangereuses pour les partisans de l'ouverture à autrui, de l'altérité.
En vue de décloisonner, il lui faut pratiquer le dé-pli et l'accompli tel un art, origami intellectuel qui ne se fait esthétique et éthique qu'en transformant et en informant sous de nouveaux éclairages empreints de finesse (allusions aux monades précitées).
 En défendant le mouvement qui permet techniquement la diffusion des lumières contre toute fixation obsessionnelle, on rend possible et autorise la libre circulation d'émotions partageables par la discussion, par l’art du dialogue, si chère à Platon pour nous extraire des caverneuses opinions dogmatiques et bâtir, in fine, une véritable architecture intellectuelle. Si l'émotion est limitée ou muselée dans les situations de Diktat, c'est justement parce que son principe même, ici interdit, est le mouvement.
Or, l’éthique (le souci de l'autre) pour E. Levinas est ce qui est en nous, mais ne vient pas de nous.
En ce sens elle est é-motion ( du latin ex-movere : exterioriser le mouvement de l'âme)!
A priori, et spontanément, nous aurions cette fâcheuse tendance à persévérer égoïstement en notre être, dans notre « inter-essement » ou conatus essendi selon le mot de B. Spinoza aussi longtemps que la lumière, cette étrangère, n'interrompt pas cet état, et ne vienne enfin nous « des-inter-esser », nous scinder, nous scier, nous ex-halterer (c'est-à-dire nous extraire de nous-même en direction d'autrui) ! Le « visage » éclatant et éblouissant de l’Autre nous fait ainsi effraction et interpellation, nous inquiétant, nous dé-rangeant, nous émouvant stricto sensu.
« Sans émotions, il est impossible de transformer les ténèbres en lumière et l'apathie en mouvement.. » C.G. Jung.
Nous voici positivement ou méchamment émus, quoi qu'il en soit, en chemin d'Altérité par la grâce de ce tremblement ontologique qui sonne telle une délivrance.  
Cette liberté de mouvement et d'ex-pression symbolisable par la célérité dont Einstein parlait, est indispensable à la distinction des objets, des sujets et des référentiels alors que dans les ténèbres, trône la confusion, non la complexité, mais les complications Kafkaïennes nous immergeant dans l'immonde et l'amorphe.
Certains mécanismes sinueux et poussiéreux de la techno-bureaucratie n'ont-ils pas planifié les plus terribles et meurtrières industries, au service du chaos !
 
La Genèse ne manque d'ailleurs pas d'évoquer la naissance de l'ordre libérateur par opposition à l'originel informe, grâce à la séparation entre l'abîme (le tohu vavohu) et l'éclat qui permit la structuration de l'univers, l'organisation de la matière ainsi distincte, et la naissance de la vie, extirpée de la mort et de l'inerte comme l'est l'Homme curieux, ouvert et éclairé, de son égotisme absurde.
Les ténèbres sont des lieux tourmentés sans espace, ne s'y agitent que des velléités a contrario de la lumière, qui elle, est espace sans lieu, libre de toute assignation, atopique, source de création, d'action et donc de volonté !
 
La troisième cause d'obstacle à l'éclairement peut être que la lumière, bien que résidant infimement au cœur des plis assombrissants et assourdissants, ne peut aisément s'en affranchir absorbée, attirée même, et retenue par une gravitationnelle séduction propagandaire, culte scandaleux de l'indigence morale et intellectuelle.
La clarté ne peut aisément rayonner et sombre in fine dans le trou noir liberticide et totalisant qui dévore et ravale toute matière et tout esprit sans dissociation.
Tout y est si lourd et comprimé que l'impondérable empêche le respondere, le droit de réponse ainsi que le principe responsabilité inhérent à l'équilibre des droits et des devoirs que, par analogie, nous nommerions, en physique, l'équilibre des forces électrique et magnétique.
L'émission des idées claires et nuancées qui sont fondements des justes jugements, est empêchée au profits de l'inanité.
Le trou noir attractif bien que totalitaire est le geôlier de la lumière pour ne surtout pas être son gardien et son garant. La lumière y est ténue ou bien trop subtile, imperceptible ou voilée par la gravité ambiante – véritable broyeuse d'existence, d'affects et de raisons. « Pour mettre la raison sur la voie de la vérité, il faut commencer par tromper les ténèbres qui ont nécessairement précédé la lumière » G. Casanova / Mémoires.
 
Malheureusement, ce sont souvent les ténèbres qui trompent notre raison annihilant toute pondération lorsque nous sommes séduits et illusionnés par les gouffres mystérieux qu'ils nous suggèrent.
Ne sommes-nous pas de la sorte âpés par l'irrésistible beau brun ténébreux, sinon par cette femme fatale, figure orientale de la Mort, Reine et Dame du jeu existentiel d'échec ou de poker menteur, cruel et délicieux, sadique et masochiste ? Sur l'échiquier du temps, Eros et  Thanatos dansent ou livrent bataille !
Nous comprenons désormais à quel point il est ardu de rester lucide en déjouant le côté ludique et obscur de la force quand Yoda et Dark Vador se disputent un fils spirituel qui peut être soit le phosphoros, le Lucifer de la mythologie gréco-romaine accomplissant le bien par l'expansion des nobles savoirs, soit le Lucifer du Livre d’Hénoch, archange déchu pour avoir orgueilleusement défié Dieu en vantant une connaissance supérieure du Bien et du Mal, de la Vie et de la Mort. Ce fils des Temps n'est-il pas magnifiquement et dangereusement prométhéen ?!
Cette terrible et malheureuse histoire du conflit entre les ténèbres et la lumière, entre le feu destructeur ou vital, commence en chacun de nous, in utero sans-doute...
Ce qui est profondément obscur, a priori méconnu en nous-même, est ce méandre de pulsions vitales d’auto-conservation et d'agressivité, de prédation et de victimité qui agit sous-jacemment à notre conscience dès que nous venons au monde.
Cette force naturelle est à la fois le moteur et le coffre de nos affects, cette résonance à la croisée de ce qui se génère en nous et de ce que nous sentons et captons du monde extérieur.
Emplis de cette pensée préverbale ou averbale, encore inéclairée par le sens, la rationalité du langage (logos), nous nous convulsons, entre mythe, fantasme et réalité, pour trouver les mots et soigner nos maux. Le pire d'entre eux, médaillé de l'excellence pathogène, étant la peur de la mort, ce qui fait dire à J.W. Von Goethe / Le Divan Occidental-Oriental:
« Tant que tu n'auras pas compris ma sentence : « meurs et deviens !», tu ne seras qu'un hôte obscur sur la terre ténébreuse. ».
Et G. Greene / Le Troisième Homme, d'ajouter :
« Tandis qu'un animal se tapit dans le noir pour mourir, un homme cherche la Lumière. Il veut mourir chez lui, dans son élément, or les ténèbres ne sont absolument pas son élément. »
Il peut dès lors sembler évident que la première façon de dissiper les nuées polluantes de nos peurs et frayeurs ancestrales pour réintroduire de la lumière quand les ténèbres envahissent les Hommes, est de s'éduquer à la vie en apprenant à mourir. Si détruire les ténèbres est impossible, il faut espérer qu'il soit en notre pouvoir de les apprivoiser pour les domestiquer au grand jour.
                                                                                                                     
« En tout Homme résident deux êtres : l'un éveillé dans les ténèbres, l'autre assoupi dans la lumière » Khalil Gibran.
Ory Lipkowicz.
 
 

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